Quartier Lointain

Adapté d'un manga en deux tomes (de Jiro Taniguchi, 1998), Quartier Lointain, le nouveau film de Sam Garbaski, règle ses comptes avec le passé, l'enfance et le traumatisme familial. Bien que très proche du manga dans sa trame narrative, le cinéaste effectue des choix qui affectent l'intérêt et l'inventivité de l'œuvre de Taniguchi.

ql1

L'histoire ne se déroule plus au Japon, mais en France : Thomas, un dessinateur de BD quinquagénaire, se trompe de train et arrive par erreur dans la ville dépouillée de son enfance. Il en profite pour visiter la tombe de sa mère quand, soudain, il se sent mal et s'évanouit. Une fois réveillé, il se rend compte qu'il a été projeté dans son enfance. À partir de là s'enchaînent un certain nombre de préoccupations familiales qu'il est amené à revivre avec un autre regard, une autre façon d'appréhender les événements, mais dans un corps de quatorze ans.

ql2

L'idée est simple, relativement originale, et l'absence d'explication et de préparatifs narratifs à ce voyage dans le temps ne dérange pas ; au contraire. Jusque-là, le manga et le film partagent une même ambiance, à la fois énigmatique et fragile. Alors que dans le manga, le personnage principal avait l'intention de retourner auprès de sa famille à Tokyo, dans le film, il s'agit de Paris. Et ce que de grandes villes comme celles-ci ont en commun, c'est précisément le fait d'être avoisinées par de petites villes, de quartiers lointains, aussi lointains que le passé, et de lieux déserts, aussi dépouillés que la mémoire.

Il y a donc la question première, voire primaire : celle, quelque peu morale, du spectateur qui joue le jeu et se demande ce qu'il ferait s'il avait la possibilité de revivre son enfance. On l'a déjà tous quelquefois imaginé, et on peut regarder le film en se contentant de cet aspect. Bien qu'il n'échappe pas au modèle classique des histoires de voyage dans le temps (vouloir changer le passé, se servir de sa connaissance du futur pour profiter de certaines situations, etc.) le film (et surtout le manga) tente cependant d'aller au-delà : il tente d'imaginer la possibilité d'un nouveau regard sur sa propre enfance, et en passant par une sorte de nostalgie, de mettre en évidence qu'une situation de la vie, aussi critique soit-elle, se charge d'une valeur nouvelle une fois qu'on l'a perdue, une fois qu'elle est passée.

ql2b

C'est sans doute sur cet aspect que le film ne parvient pas à se mesurer au manga : parce qu'il est éphémère (ce qui lui confère d'autres qualités, proprement cinématographiques, qui flirtent avec le rêve), parce qu'on sait qu'il se termine dans un peu plus d'une heure, le film ne réussit pas à rendre compte de l'hypothèse sous-jacente de Jiro Taniguchi : celle de considérer ce retour à l'âge de quatorze ans comme un retour intentionné vers un âge de transition, et donc d'envisager cette mise en abyme, ce récit dans le récit, comme une histoire indépendante. Il y a dès lors une dimension vraisemblablement taoïste dans le manga : parce qu'il parle d'adolescence, il pense la transition entre l'enfance et l'âge adulte de la même manière qu'est pensée la relation entre le yin et le yang. Dans le blanc se trouve déjà du noir, et dans le noir se trouve déjà du blanc : c'est ce qui crée la dynamique du changement dans la pensée taoïste. Jiro Taniguchi, en provoquant ce voyage dans le temps, trouve une solution pour figurer, voire schématiser, la transition : il injecte un adulte dans un enfant, et décrit l'adolescence comme un moment où l'enfant se comporte comme un adulte. Le film, s'attardant sur le traumatisme causé par le départ du père, ne parvient pas à rendre compte de ce sentiment éprouvé tout au long de la lecture du manga : le sentiment que l'histoire de ce jeune homme de quatorze ans aurait pu être racontée sans qu'il soit question de voyage dans le temps. Mais également, le sentiment que les choses pourraient être inversées : que ce voyage dans le temps soit moins un retour traumatique vers la source qu'une mûre anticipation de l'à-venir.

ql3
ql4

Le traitement des couleurs et de l'éclairage tend par ailleurs à garnir le film d'une atmosphère relativement frivole, exagérée à la manière d'un teen-movie dans la bande-annonce, qui le pousse plus du côté du Petit Nicolas que des 400 coups, pour citer des classiques qui partagent avec Quartier Lointain une même problématique. Le film de Truffaut avait d'ailleurs réussi le pari de la transition, notamment grâce à l'écriture : si le fameux Antoine Doinel plagie Balzac et vole une machine à écrire, c'est bien parce qu'il se voit refuser son entrée dans le monde adulte. Sam Garbaski choisit dès lors de changer le statut du personnage principal : alors qu'il est architecte dans le manga, il devient dans le film un dessinateur de BD qui « cherche une autre histoire ». On peut y voir un simple clin d'œil, semblable au clin d'œil littéral qui surgit en fin de film lorsque Jiro Taniguchi, en chair et en os, fait une apparition. Mais on peut également y lire une métaphore du vide que les auteurs cherchent à combler, chacun de son côté et à sa manière. C'est pourquoi il était sans doute nécessaire pour Garbaski de ne pas respecter le lieu géographique du manga.

Il semble important pour les auteurs d'affirmer le caractère universel de l'histoire. Et si le fait de la déplacer du Japon vers la France a provoqué le renoncement à certains aspects qui font le charme du manga (la famille japonaise, le contexte historique, le rapport à l'Occident, etc.), persistent les deux aspects essentiels : la mère, son regard silencieux et bouleversant, et la scène finale, dans la gare, ce lieu universel et impermanent de tous les passages, de toutes les transitions.

 

ql6

 Abdelhamid Mahfoud
Décembre 2010

crayondef

Abdelhamid Mahfoud commence une recherche doctorale en section Cinéma.

 


 

Quartier Lointain
Réalisé par Sam Garbarski
Avec Pascal Greggory, Jonathan Zaccaï, Alexandra Maria Lara...Voir le casting
Durée : 1h38
Pays : France
http://www.quartierlointain.com
Bande-annonce - Séances à Liège