Depuis quelques années, le roman épistolaire possède un petit frère, le roman « e-pistolaire », construit totalement ou en partie sur des échanges électroniques. Apparu outre-Atlantique, aux États-Unis et au Canada, le genre fait d'éparses apparitions chez nous. Bref état des lieux.

Au printemps dernier, Quand souffle le vent du nord (Grasset), le premier roman traduit en français d'un écrivain autrichien de 50 ans inconnu chez nous Daniel Glattauer, a connu un succès totalement inattendu. Son secret ? Une histoire de séduction, et peut-être d'amour, exclusivement bâtie sur des échanges électroniques. Cette aventure moderne commence par une erreur, un courriel demandant la résiliation d'un abonnement à un magazine « d'un niveau hélas toujours plus mauvais » posté à un mauvais destinataire. Le malentendu est éclairci mais l'adresse erronée se retrouve désormais dans le fichier client de son expéditrice dont elle reçoit, en fin d'année, les vœux de« Joyeux Noël et bonne année de la part d'Emma Rothner ». Son propriétaire, un certain Leo Leike, répond avec humour. L'histoire aurait pu – dû – en rester là si, une nouvelle fois Emma Rothner ne s'était adressée à Leo Leike en croyant contacter la fameuse revue. Ainsi débute un échange électronique de plusieurs mois entre une femme mariée et un psychologue qui travaille justement sur le langage dans les mails en peinant à émerger d'un chagrin d'amour. Un échange habité par une question à laquelle on ne pourra jamais obtenir de réponse sûre – se disent-ils la vérité ? – et nourri par un désir croissant, chez l'un et chez l'autre, de se rencontrer « en vrai ».

Ce n'est pas le premier roman entièrement bâti sur cette nouvelle façon de correspondre. En 2003, Jacqueline Harpman a en effet écrit Le Passage des éphémères (Grasset/Le Livre de Poche), suite de courriers électroniques que s'envoient une poignée d'individus entre Saint-Pétersbourg, New York, la Belgique et les Alpes. La romancière, transformée en personnage de fiction, reçoit anonymement des documents qu'elle a toute licence de publier sous son propre nom. De quoi s'agit-il ? D'un vaste chassé-croisé amoureux et amical entre des hommes et des femmes d'âges variables – mais célibataires – et installés en différents points du globe. Ils sont tous, sauf un, astrophysiciens ou physiciens et se connaissent pour s'être côtoyés à différents moments de leur carrière.
C'est moins de l'univers et de ses mystères qu'il va être pourtant question pendant ces mois d'échanges soutenus que d'amour et de sentiments. Nous assistons par exemple aux prémisses de l'idylle entre Clarisse, qui refuse tout contact physique avec un homme, et Johann, un homosexuel qui se surprend à aimer une femme. Nous sommes les témoins de la profonde amitié amoureuse liant Delphine, une dame âgée qui réside dans un château au cœur de la Flandre, et Werner, son ancien amant parti vivre dans les montagnes suisses. Nous suivons les multiples rapports amicaux qui se tissent ou s'approfondissent au fil des événements. Parmi ces humains s'est glissée une Immortelle née à la fin du 15e siècle et qui a conservé le visage de ses 16 ans. Sous le prénom d'Adèle, elle a été engagée comme stagiaire à l'institut d'astrophysique de Pulkovo, non loin de Saint-Pétersbourg, où travaille Johann, avant de le suivre à Bruxelles où il épouse Clarisse. Elle envoie de longues lettres, racontant des épisodes de son passé et commentant les faits et gestes des Mortels, à un certain Jean-Baptiste, personnage millénaire dont nous n'avons pas les réponses – sauf son ultime.

Ces deux exemples, l'un autrichien, l'autre belge, ne sont pas des exceptions, même si rares sont les romans dont l'échange électronique constitue l'unique trame. C'est outre-Atlantique, aux États-Unis mais aussi au Canada, qu'ont apparu, au début des années 1990, les premiers ouvrages de fictions intégrant ce nouveau type de correspondance. On peut citer Vouloir de l'art de Joseph Jean Roland Dubé, Love [Enter] de Paul Kafka, Harcèlement de Michael Crichton ou Virtuel Love d'Avodah K. Offit parmi les pionniers.
Le premier romancier français à y recourir semble avoir été le très facétieux Jacques A. Bertrand en 2000 avec L'Infini et des poussières (Julliard). L'histoire d'un homme seul et insatisfait qui correspond via Internet avec une femme apparemment financièrement comblée mais en manque d'affection. Entre eux, par écran interposé, une histoire d'amour est-elle possible ?
La même année, paraît chez Pauvert Un automne sans alcool d'Étienne Villain. Le courrier électronique n'est pas porteur, ici, de fantasmes amoureux mais, tout au contraire, possède une fonction thérapeutique, à tout le moins utilitaire. Par ce biais, le héros adresse le bilan de ses journées à l'UESA, une association censée lui faire passer le goût du vin qui lui répond plutôt laconiquement.
Ce sont deux femmes, Catherine Clémenson et Martina Wachendorff, qui, en 2001, ont chacune recours à ce procédé dans leurs romans respectifs, Intime connexion (Maurice Nadeau) et Le baiser électrique (Gallimard) – notons que l'une et l'autre y font allusion dans leur titre. La première met en scène, dans son premier roman, une mère divorcée de 45 ans transformée en chasseresse de moins en moins virtuelle, affamée de mâles et de sexe. Chez la seconde, c'est de leur yacht isolé au cœur de l'océan Atlantique qu'un couple, leurs enfants et leurs accompagnateurs correspondent avec le monde extérieur grâce à leur boîte électronique. Comme chez Glattauer ou Harpman, ce roman est exclusivement constitué de courriels qui relient une dizaine de personnages, la jeune romancière exploitant les multiples possibilités offertes par ce type d'échanges. S'il est bien question d'amour, ce n'est pourtant pas la trame sentimentale qui donne à cette histoire sa spécificité mais un suspens sur fond de catastrophe nucléaire, de double jeu ou de lecture de messages destinés à d'autres.
La journaliste et chroniqueuse Sophie Fontanel a choisi le rayon de l'humour débridé pour parler des jeunes femmes d'aujourd'hui par le truchement de son héroïne récurrente, Fonelle (NIL/J'ai lu). Dans ses diverses aventures, elle correspond par emails avec ses copines très branchées mode, sexe et autres menus plaisirs.
Éric Pistouley, de son côté, nous emmène une nouvelle fois sur le terrain amoureux avec Lettres de Ré (Le Temps qu'il fait), paru en 2004. Son héroïne envoie de Paris ou de l'île charentaise des lettres passionnées mais restées sans réponse à un mystérieux destinataire établi en Nouvelle-Zélande
Ce type d'échanges peut également revêtir un caractère plus politique. Ainsi chez Valérie Zenatti qui, en 2005, dans son roman pour adolescents, Une bouteille à la mer de Gaza (L'École des Loisirs), fait correspondre une Israélienne et un Palestinien. S'adressant également à un public jeune, chez le même éditeur, et toujours sur fond de guerre, Xavier-Laurent Petit a publié deux ans plus tard Be Safe. C'est en effet par ces deux mots que se terminent les échanges électroniques entre deux frères, l'un parti se battre en Irak, l'autre resté à Paris.
Le personnage central des Terres saintes (Stock, 2009) d'Amanda Sthers, un juif français, élève ses cochons dans les Territoires occupés. S'il écrit des lettres « classiques », ce n'est pas le cas des membres de sa famille, sa femme, sa fille et son fils, qui correspondent entre eux par une voie plus « moderne ».
Terminons ce rapide tour d'horizon, d'où sont exclus de nombreux romans québécois ou anglo-saxons faute le plus souvent d'y avoir accès (et parce que ce serait beaucoup trop long), par deux romans récents, l'un signé par un auteur confirmé, l'autre par un écrivain débutant. Avec Camarades de classe (Gallimard), Didier Daeninckx puise son inspiration dans cette possibilité offerte par Internet de retrouver d'anciens condisciples. En ajoutant une pointe de mystère. Découvrant par hasard un courriel adressé à son mari cherchant à réunir la poignée de garçons présents sur une photo ancienne, sa femme, par jeu et par curiosité, se fait passer pour lui. Mais au cœur de cette discussion virtuelle, où chacun y va de ses souvenirs sans ménager ses piques ou clins d'œil amicaux, s'est glissé un intrus.
Arthur Dreyfus, quant à lui, offre, en guise de premier roman, un livre à double entrée. La Synthèse du Camphre (Gallimard) raconte en effet, en une succession de très courts chapitres, deux histoires parallèles. L'une, s'ouvrant sur la capitulation de Pétain en juin 1940, montre un adolescent d'origine juive engagé dans la Résistance, déporté, sauvé par un GI et devenu ingénieur en France. L'autre est celle qui nous intéresse puisque formée des courriels expédiés au cours de l'année 2001 par un adolescent américain à un Français de son âge rencontré sur Internet. Se développe ainsi une histoire d'amitié – d'amour ? – virtuelle qui va prendre une direction insoupçonnable. Les deux récits se rencontreront, évidemment. Et magnifiquement.
Michel Paquot
Décembre 2010

Michel Paquot est journaliste indépendant.
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