
Prudent et convenu, le documentaire des Allemands Anne Linsel et Rainer Hoffman, dernier témoignage audiovisuel en date du travail de Pina Bausch, peine à exprimer la force et la singularité de l'univers de la grande chorégraphe. Le film offre cependant, parfois à son insu, une réflexion émouvante sur la création, la transmission, les souvenirs et les fantômes.
Ils sont une vingtaine à se tenir face à nous. Les visages sont neutres, les costumes obsolètes ou inadéquats, les corps très différents les uns des autres. La troupe est incroyablement hétéroclite et, pourtant, constitue une assemblée d'une rare homogénéité. À l'unisson, ces adolescents entament quelques pas étrangement expressifs. Modestie du dispositif, humilité du geste dansé et dramatisé, secrète création de tension émotionnelle, les réalisateurs du film montrent d'emblée que ces très jeunes gens ont apprivoisé le langage si singulier de Pina Bausch.
« Kontakthof est un lieu où l'on se rencontre, pour chercher contact. Se montrer, se défendre. Avec angoisses. Avec désirs. Déceptions. Désespoir. Premières expériences. Premiers essais. La tendresse, et ce qui peut de là surgir, était un thème de travail important. Le cirque, par exemple, en était un autre. Montrer quelque chose de soi, se surmonter. » (Pina Bausch, Kontakthof, L'Arche, 2007, p. 70).
Pièce mythique de la chorégraphe, Kontakthof, créé en 1978 (triomphe à Avignon en 1981), est un spectacle-laboratoire où s'éprouvent, dans un dispositif proche de la revue de scène, tant les présences et les puissances dramatiques du langage chorégraphique que la complexité des relations entre hommes et femmes, sujet de prédilection de Pina Bausch (jeux de séduction, quête d'amour, hypocrisie du sentiment, crise de l'intime). Le spectacle est repris en 2000 pour être confié à des danseurs âgés de plus de 65 ans, laissant finement apparaître une autre vérité du corps (le poids des années, les marques de l'existence, la peur de la solitude, la liberté que donne parfois l'expérience aussi). Enfin, en 2008, peu avant sa mort (le 30 juin 2009), la chorégraphe propose de remonter le spectacle, mais cette fois en mettant en scène des jeunes gens de plus de 14 ans. C'est la création de ce dernier avatar de Kontakthof, monté dans le bastion de Bausch, le Tanztheater de Wuppertal, qui est le sujet de Tanztraüme, lourdement traduit en français par Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, le film de Hoffman et Linsel (cette dernière étant déjà l'auteure en 2006 d'un documentaire consacré à la chorégraphe, sobrement intitulé Pina Bausch).
Premier geste fort de ce film qui se situe non seulement sur les pas de Pina Bausch mais aussi sous son regard, c'est précisément la mise hors-champ de la chorégraphe, qui n'apparaît pas dans la première partie du film, puis de manière seulement brève et sporadique dans la seconde pour observer et commenter le travail des jeunes danseurs amateurs, avec une infinie douceur et bienveillance, mais aussi une exigence et une acuité qui semble encore impressionner ses collaboratrices. Avec pudeur, la caméra capte lointainement la silhouette visiblement fatiguée de Pina Bausch, se rapproche pour s'attarder sur son regard toujours vif et enregistre enfin quelques-uns de ses commentaires sur la création, qui, il faut bien l'admettre, sont d'un intérêt très relatif pour le spectateur du film.

Le documentaire se termine d'ailleurs très classiquement par quelques bribes de la représentation et les applaudissements et acclamations du public enthousiaste ; Pina Bausch passe sur scène, remet une fleur à chaque danseur et disparaît dans l'ombre des coulisses. Cette dernière scène dit bien tout l'enjeu du film, qui s'attarde avant tout sur les jeunes protagonistes de la création, leur angoisse de ne pas être à la hauteur du mythe bauschien (qu'ils ne connaissent que très peu cependant) et leur exploit final (la chorégraphe finit par leur jeter des fleurs, presque littéralement). Le film s'équilibre donc entre d'une part la vitalité et la nervosité de la jeunesse (la création à son aurore) et d'autre part la sérénité et la sagesse de Pina Bausch dont la présence n'est déjà plus que fantomatique (le crépuscule d'une vie consacrée à l'art).
Cette structure, quelque peu convenue, déçoit forcément un peu. Les répétitions de danse sont interrompues par des interviews face caméra des jeunes danseurs qui commentent leur vie, leur travail, leur sentiment, leur rapport aux autres et la banalité de certains propos laissent injustement peser sur le film le poids des dramaturgies vides et artificielles des émissions de télé-réalité pour adolescents. Par ailleurs, le document étant l'un des derniers témoignages du travail de la célèbre chorégraphe, on ne peut que regretter sa mise à l'écart et l'absence même de la part des réalisateurs d'un regard inspiré sur son travail créatif, sur le sens de cette recréation, sur la grande force de ses propositions.
Le film fait néanmoins de très heureuses inventions. D'abord, il confie un rôle de premier plan à la fidèle Josephine Ann Endicott, danseuse de premier plan de la compagnie de Pina Bausch, interprète de la première création de Kontakthof et chargée de sa recréation. Son travail patient et scrupuleux, souple et rigoureux, délicat et dynamique avec ces jeunes amateurs, quelque peu naïfs et inhibés comme l'exige souvent leur âge, révèle une artiste passionnée et sensible, dotée d'une remarquable empathie. Toute l'idée de transmission s'incarne dans son personnage qui lie Pina Bausch et les adolescents, le passé et le présent, la nostalgie du souvenir et l'enthousiasme de l'acte créatif (voir entre autres ces très belles scènes où Endicott se trouve entre l'écran de télévision qui diffuse la vidéo usée d'une captation de Kontakthof et ses jeunes danseurs inquiets à l'idée de ne pouvoir reproduire ces scènes légendaires).
Ensuite, la caméra des réalisateurs saisit avec une justesse remarquable les hésitations des corps adolescents, des corps souvent trop jeunes pour atteindre la puissance expressive qui leur est demandée (c'est évidemment troublant dans les scènes de séduction, de déhanché, de caresses simulées entre les couples, etc.). Ces maladresses sont troublantes et touchantes, un peu plus encore sans doute pour le spectateur chanceux qui garde le souvenir des précédentes versions de Kontakthof (la scène où Jo Ann Endicott doit prendre par la main une jeune danseuse qui ne parvient pas à courir et rire sur scène en se « lâchant complètement » est sans doute l'un des plus beaux moments du film). Timidement mais certainement, le documentaire aborde aussi le refus de l'adoration du corps et de sa perfection technique ainsi que l'importance du vécu dans la constitution de l'expression, véritable moteur de la création bauschienne.
Enfin, lors de sa dernière partie, le film trouve une efficace économie pour relater le soir de la première, de la tension des coulisses jusqu'à la maestria de la représentation, montrée par bribes, comme autant de fragments lumineux balisant les fameux pas de Pina Bausch que ces jeunes gens s'étaient promis de suivre.
Dans le courant de 2011, le cinéaste Wim Wenders présentera son très attendu Pina, un film tourné en 3D (choix moins étonnant qu'il n'y paraît de prime abord) qui semble avoir pour ambition de restituer pleinement le travail chorégraphique de Pina Bausch. Il formera peut-être alors un diptyque intéressant avec ces Rêves dansants qui gardera pour lui cette cruciale question de la transmission de la chorégraphie, de la survie des gestes dansés, de ce qui peut rester et se rejouer de l'éphémère des spectacles vivants.
Dick Tomasovic
Décembre 2010

Dick Tomasovic enseigne au Département des Arts et Sciences de la communication - Théories et pratiques du spectacle (vivant ou enregistré).
Bande annonce du film : http://www.youtube.com/watch?v=TRNJrWfWjl4&hd=1