Esthétique de la métamorphose

Alors comment définir ce style multiforme, si ce n'est et c'est là l'option choisie par l'exposition – en se servant du vocabulaire de la métamorphose ?

blueberry
 Gir, portrait de Blueberry, 1973 © Mœbius Production

Pour décrire son style, les spécialistes de la bande dessinée se reportent généralement à la caractéristique la plus directement visible du dessin de Gir/Moebius : les petits traits fins et serrés qui donnent aux lignes densité et profondeur, ces fameuses « hachures » qui font sa marque de fabrique. Malgré le dédoublement calculé de ses personnalités stylistiques, voilà bien une constante de son graphisme. La finesse et la précision servaient déjà le dessin réaliste de Giraud dans Blueberry et, paradoxalement, il semble que le dessin d'imagination se déployant dans les récits de science-fiction relève d'un « réalisme » semblable. La même précision de trait s'applique aux formes imaginaires créées par Moebius. Le même sens du détail, transposé aux univers fantastiques. On retient en particulier les planches en grand angle (vues désertiques du Far West ou paysages lunaires, nature luxuriante ou extrême aridité), dessinées avec tellement de talent que leur auteur sera érigé en modèle par la génération suivante. Dans Piano (ouvrage non paginé publié à L'association en 2003), Joan Sfar, tout en rendant hommage à son « maître » Moebius, polémique néanmoins avec lui à propos du dessin détaillé. Il fait dire à un personnage volant (le génie du dessin incarné en oiseau au long bec) : « Mais le dessin n'a rien à voir avec ça [c.-à-d: l'étude des images immobiles], puisqu'il doit avant tout prendre en compte le mouvement et l'inconstance et le déroulement des choses. L'horloge interne de Moebius est réglée sur la temporalité des cailloux. Pour dessiner des montagnes, c'est idéal. Pour le vivant, va voir chez Sempé » (en bas de page, le visage caricaturé de Moebius apparaît, dans la bouche duquel Sfar met ces mots : « Profitez bien que je ne suis pas là pour dire vos conneries »). Au dessin glacé de Moebius, Sfar oppose le style vivant des dessinateurs de la génération dite « spontanée » (Blake, Sempé,..). Là où le graphisme de Moebius serait trop fixiste, Sfar pense produire un dessin envolé, dynamique et souple.

Or, en choisissant pour l'exposition le thème de la transformation, Moebius prend le contre-pied de cette critique. Comment le dire mieux ? Son projet stylistique ne se réduit pas à une opération de calquage de la réalité (minérale ou autre). Et effectivement, à parcourir les travaux exposés à la Fondation Cartier, et à replonger dans certains albums de Moebius, on reconnaîtra chez lui une dynamique des formes.

D'abord, à un premier niveau, les personnages subissent maintes transformations. Pensons à Mike Steve Donovan (= Blueberry) : d'un album à l'autre, le lieutenant ne cesse d'évoluer, de vieillir, de changer de style vestimentaire, passant chez le coiffeur, chez le barbier, quand c'est nécessaire. Alors qu'on ne compte pas les héros de notre enfance ayant pratiquement conservé – de case en case – la même coupe de cheveux (avec houppette ou non)... Dans les années 60, Blueberry apparaît sous les traits de Jean-Paul Belmondo, pour devenir moins net par la suite, plus chevelu, plus animal et plus bourru. Il passe de l'élégante arrogance d'un Corto Maltese à la dégaine malfamée qu'un Van Gogh a pu se donner dans ses autoportraits. Pensons encore à Stel et Atan, le couple de « vagabonds de l'espace » dessiné par Moebius. Quand leur bulle volante échoue sur la planète Edena, les deux compères changent de corps au contact de la nature. Alors qu'ils appartenaient à un genre asexué plutôt neutre, ils deviennent pleinement homme et femme, Adam et Eve au cœur d'un paradis planétaire. Atan, avec sa poitrine plus ronde et ses cheveux plus longs, devient Atana.

Mais à un niveau plus profond, Moebius propose aussi un inquiétant travail visuel sur la création formelle, la « mise en forme » (au sens de la Gestaltung allemande). L'iconosphère moebiusienne présente des formes qui passent constamment d'un état à l'autre, se déplient, s'auto-génèrent et s'étendent dans l'espace. Les peintures et illustrations de la fin des années 80 sont remarquables de ce point de vue. Elles figurent des formes vivantes en expansion cellulaire : l'œil n'y reconnaît rien, mais il comprend tout, comme guidé par une empathie organique (voir Cœur Robot ou Lapin mécanique, deux acryliques sur carton réalisées en 1988). Un monde vivant explosif, trop coloré, d'une bizarrerie familière : « Le but avec les ABSTRAITS était de réaliser des formes ne représentant rien d'identifiable, mais cependant habitées et nourries par le souci ingénu et sans frein de représentation réaliste, de lumière, d'ombre, de perspective et de savoir-faire » (Moebius dans le catalogue de l'exposition Moebius-Transe-Forme, Actes Sud, Fondation Cartier pour l'art contemporain, p. 90). Le dessinateur se joue sans complexe de nos habitudes visuelles, présentant des compositions « hybrides » où s'associent des formes humaines, animales, végétales, technologiques. Chez Moebius, on peut sans problème avoir un moteur et des pattes, une hélice et des tentacules, un cœur humain et des mandibules. Greffes et contre-greffes sont monnaie courante de son graphisme. Les associations vont bon train, comme si les principes de l'écriture automatique s'étaient transposés au dessin. En résumé : l'exposition MOEBIUS-TRANSE-FORME met en évidence le jeu des métamorphoses qui traverse l'œuvre dessinée de Moebius. Le genre fantastique sert idéalement son projet puisque ses récits mettent en scène maints travestissements, désintégrations, mutations, mutilations, phénomènes de croissance ingérables. Et le désert constitue le décor idéal de ces processus. Il est comme la page blanche : un vide d'où peuvent jaillir toutes les visions.

Également proposée aux spectateurs de l'exposition : la projection de La Planète encore, premier film d'animation 3D co-réalisé par Moebius et Geoffrey Niquet. Ce film de 8 minutes (6 mois de travail) est l'avant-projet d'un plus long métrage adapté d'une bande dessinée de l'artiste, le dernier tome de la série Les réparateurs, avec Stel et Atan. On peut le voir en exclusivité à la Fondation Cartier, une fois munis des lunettes adéquates. Le dessin d'animation 3D pourra apparaître comme un prolongement presque naturel du travail de Moebius. Les décors panoramiques conçus par lui se prêtent bien au voyage en trois dimensions. Comme les personnages à bord de leurs soucoupes, vaisseaux et autres bulles flottantes, comme Moebius lui-même tel qu'il se met en scène dans Inside Moebius (avec quelques atterrissages manqués), on s'envole avec frénésie en regardant La Planète encore.   

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Vue de l'exposition MŒBIUS-TRANSE-FORME, Fondation Cartier pour l'art contemporain, Paris.
Photo : Olivier Ouadah

Un mot pour finir du catalogue de l'exposition. Tous les dessins rassemblés dans le livre publié par Actes sud et la Fondation Cartier ne manqueront pas de faire vibrer l'amateur, qui y retrouvera les incroyables performances graphiques de Moebius, et d'inciter le novice à fréquenter l'imaginaire du dessinateur. Fort généreusement, l'image occupe la plus grande part de ce volume, et l'œil peut se régaler à loisir. Mais deux chapitres textuels viennent renforcer le plaisir du lecteur. Aux pages 73-87, on lira l'entretien de Moebius avec Michel Cassé, directeur de recherche au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives et chercheur associé à l'Institut d'Astrophysique de Paris. On doit noter l'originalité de ce dialogue, qui rappelle les préoccupations scientifiques de Moebius (la science – et le musée des sciences naturelles, où il observe les cristaux – étant une source d'inspiration essentielle pour lui). Déjà en 1999, la Fondation Cartier avait imaginé une discussion en live entre Jean Giraud et Jean-Pierre Haigneré, alors résidant de la station spatiale Mir. Plus loin, les pages 173-204 sont réservées à Alberto Manguel. L'écrivain bibliophile y propose une collection de métamorphoses littéraires, « une anthologie des transformations et autres façons d'être ». Manguel le noctambule n'aura pas manqué de  plonger dans sa bibliothèque pour en ressortir des trésors de littérature savante ou populaire : la description de la transformation alchimique chez Paracelse, les histoires de Cronopes de Cortazar, les métamorphoses bantoues décrites par Yves Bonnefoy, les mots du Coran et de L'Évangile, les histoires bien connues de Stevenson, de Bram Stoker ou de Lewis Carroll, les travestissements shakespeariens du Songe d'une nuit d'été,.. pour ne reprendre que quelques exemples. À travers ce montage d'extraits choisis, l'écrivain aura su se glisser entre les planches du dessinateur, faire parler les espaces entre les cases. L'univers de Moebius n'aura pas laissé indifférent Alberto Manguel : « Ses créatures sont constamment en train de devenir, en instance d'être autre chose. Elles sont elles-mêmes et cependant ne sont pas elles-mêmes : leurs avatars, leurs reflets, leurs désirs et cauchemars renvoient à celui qui les rêve les images de leurs identités. Le monde de Moebius existe en état de flux, comme s'il était perpétuellement en train de passer dans un autre mode d'être, comme s'il se muait en quelque chose de meilleur et plus étrange, comme s'il tendait vers une immortalité permanente » (174).

Maud Hagelstein
Décembre 2010

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Maud Hagelstein est Chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l'ULg, dans la faculté de Philosophie et Lettres. Ses principales recherches portent sur les rapports image/culture.

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