Premier roman publié par François Weyergans – mais pas le premier écrit, celui-ci étant Salomé, paru seulement en 2005 –, Le Pitre est souvent présenté comme le récit sarcastique de l'analyse que l'écrivain a effectuée avec Jacques Lacan. S'en tenir là serait toutefois extrêmement réducteur, et cela à plus d'un titre.
Avec Salomé, Franz et François et Trois jours chez ma mère, Le Pitre constitue une de ces grandes machines littéraires où l'auteur s'amuse – voire se complaît – à mettre en scène un double de lui-même, qui serait frappé des mêmes obsessions, des mêmes tics, des mêmes névroses – une sorte de Woody Allen belgo-parisien, s'accommodant tant bien que mal des contradictions morales héritées de la religion catholique, comme l'illustre New-yorkais le faisait de celles de la religion juive. Or, l'évidence mérite d'être rappelée : la créature romanesque n'est pas l'auteur, bien qu'elle ait le même curriculum vitae que lui, et à peu près la même trajectoire artistique et littéraire.
Dans Le Pitre, le narrateur est un jeune apprenti-écrivain qui fait part à son psychanalyste de son obsession des femmes, ce qui vaut au lecteur, au long des quelque cinq cent pages que compte l'ouvrage, de fréquents morceaux de bravoure, mais aussi beaucoup de reprises dispensables et même de redites. De fait, le roman se donne pour ce qu'il est : un brillant brouillon, une ample matière textuelle délibérément foutraque. Et il ne le fait pas innocemment : la savante et désinvolte construction/déconstruction du livre invite à considérer Le Pitre tout autrement, non plus sous l'angle d'une espèce de reportage – réputé drolatique – sur la psychanalyse lacanienne, mais plutôt sous celui de la conquête patiente, difficile, désordonnée, palinodique parfois, d'une écriture. Certes, le psychanalyste – qui n'est jamais désigné que par les termes de « Grand Vizir » – présente plus d'un trait commun avec celui qui fut l'un des maîtres à penser des années soixante et septante : l'autorité, sinon l'arrogance, le goût du paradoxe et celui de l'argent, la prééminence accordée aux faits de langage, et donc l'intérêt pour la transposition des récits en textes et la manie des jeux de mots. Mais, justement, ce qui se joue dans le singulier triangle que composent le narrateur, les femmes et le psychanalyste, c'est moins le déroulement de l'analyse même, c'est moins la perspective d'une « guérison », que l'émergence du texte en train – fictivement – de se composer sous nos yeux.
Plusieurs indices paraissent conforter cette lecture. Ainsi l'incipit « J'ai toujours été très maladroit avec les femmes. Je veux dire : pas seulement au lit » est-il également l'une des clausules – car il y en plusieurs, le roman proposant un « Épilogue » et un « Point final » après qu'est apparu le mot « Fin ». D'autre part, le nom même du narrateur porte à rêver : « Éric Wein », c'est, par anagramme, « Écri Wein », soit « écrivain », mais c'est aussi – et aussi bien – « Éric vint » et « Éric vain » – le personnage est advenu, auquel finalement il n'arrive rien d'important. Ou encore : le personnage est advenu, mais il n'est rien d'autre que cela, un personnage à qui l'écrivain fait endosser la narration.
De tels jeux, dont les interprétations peuvent s'avérer contradictoires, contribuent à rendre la narration fuyante, insaisissable – d'une polysémie délibérément non réductible. Et c'est dès lors avec Le Pitre que François Weyergans entame véritablement cette longue partie de cache-cache, sinon avec lui-même, du moins avec l'écriture romanesque qui ne s'achèvera – provisoirement ? – qu'avec Trois jours chez ma mère, Prix Goncourt 2005.
Laurent Robert
Novembre 2010
Laurent Robert est docteur en Langues et Lettres. Ses principales recherches portent sur la poésie française des 19e et 20e siècles et sur la littérature belge.
François Weyergans, Le Pitre, Paris, Gallimard, 1973.