Le shugendo, religion de « ceux qui dorment dans les montagnes»

Parmi les images populairement associées à la religion japonaise, il y en a une qui se démarque par son étrangeté : l'ascète des montagnes (voire, par extension, l'adepte des arts martiaux), tout de blanc vêtu, crâne rasé, méditant sous une chute d'eau glacée. Il s'agit de la survivance d'une branche particulière du bouddhisme, le shugendo, bien représentative du syncrétisme religieux japonais.

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Moine sous la chute d'eau, estampe ukiyo-e, époque d'Edo                        Pratique de la méditation sous la chute d'eau par des adeptes des arts martiaux

Les religions du Japon : le mélange des genres

Ce qui caractérise la pensée religieuse japonaise est en effet un syncrétisme généralisé qui va faire se mêler, tout au long de l'histoire du pays, les différentes croyances dominantes : shintoisme, bouddhisme, taoisme.

Le shintoisme est souvent défini comme étant l'ensemble des pratiques et pensées religieuses autochtones, antérieures à l'apparition du bouddhisme. Il se caractérise par la vénération des kami, des divinités souvent associées à un élément naturel remarquable (soleil, montagne, source, arbre vénérable...). Ces esprits sont considérés comme suffisamment proches du monde des humains pour y intervenir, favorablement ou non. Il faut donc s'assurer de leurs bonnes grâces en respectant une série de préceptes (surtout liés à la notion de pureté). Cette religion est fortement liée à la famille impériale du Japon, les empereurs étant considérés comme les descendants directs d'Amaterasu, la déesse du soleil. C'est l'empereur Hirohito qui, en 1946, renoncera officiellement à son statut de dieu vivant.

Le bouddhisme, pensée philosophique née en Inde, va se répandre dans toute l'Asie en prenant tous les aspects d'une religion (textes sacrés, rituels codifiés, clergé établi). Pénétrant en Chine par la Route de la Soie, elle va ensuite toucher le Japon. D'après le Nihon Shoki (chronique établie au 8e siècle), le souverain japonais reçoit en 522 un cadeau de son homologue coréen du royaume de Paekche : une statue du bouddha Sakyamuni et des rouleaux reprenant plusieurs textes sacrés (sutra). Il est cependant actuellement acquis que l'introduction du bouddhisme a dû se faire avant cette date. Une fois introduit au Japon, le bouddhisme va être suivi prioritairement par la noblesse qui y voit un facteur de cohésion sociale. De nombreuses écoles différentes vont voir le jour, mais suivant toujours les évolutions du bouddhisme chinois.

Le taoisme qui influence les croyances japonaises n'est pas l'enseignement philosophique basé sur les grands classiques de Lao-Tse mais plutôt sa variante populaire, très portée sur la magie. Les vieux ermites taoistes étaient en effet réputés pour accomplir toutes sortes de miracles et de prodiges (voler dans les airs, guérir les malades...). Il s'implante dans l'archipel au 7e siècle mais son intégration n'est effective qu'à l'époque de Heian (794-1185).

Le shugendo : magie dans les montagnes

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Statue du fondateur, En-no-Gyoja, époque de Kamakura

Le shugendo est un bel exemple de ce syncrétisme religieux puisqu'il tire ses influences des trois principales croyances japonaises. Fondé vers la fin du 7e siècle par En-no-Gyoja, personnage mi-historique, mi-légendaire, le shugendo va se développer durant les 11e et 12e siècles puis se faire sévèrement contrôler durant l'époque d'Edo (1600-1868) par le gouvernement central qui perçoit dans cette pratique un danger pour l'équilibre politique. Il est officiellement interdit en 1872 mais survivra de manière clandestine et refera surface lors de la déclaration de liberté de culte de 1945.

Les prêtres qui adhèrent à cette école sont appelés shugenja ou plus souvent yamabushi, « ceux qui dorment dans les montagnes ». La doctrine du shugendo est directement héritée du bouddhisme ésotérique mais être shugenja ne demande pas une connaissance approfondie des saintes écritures du bouddhisme orthodoxe. Par contre, il est nécessaire de maîtriser les incantations qui, bien qu'obscures et confuses (car traduites directement du sanskrit), confèrent un très grand pouvoir quand elles sont correctement récitées, en association avec les bonnes postures. Du shintoisme, le shugendo tient sa vénération pour les montagnes sacrées, lieux privilégiés où les moines peuvent se retirer et entrer en contact avec les puissances supérieures. Certaines chaînes montagneuses vont devenir de hauts lieux de pèlerinage : Monts Omine, Katsuragi, Dewa mais aussi le célèbre Mont Fuji. La plupart des divinités adorées par les yamabushi appartiennent soit au bouddhisme, soit au shintoisme, mais elles ont souvent intégré les attributions d'autres dieux locaux afin de faciliter la pénétration de la doctrine auprès du peuple

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Pratiquants contemporains du shugendo, en pèlerinage dans la montagne
© Sylvain Guintard - shugendo.fr

Les yamabushi sont des moines itinérants, qui voyagent de village en village, suivant les chemins de pèlerinage les menant à leur retraite dans les montagnes. Ils sont à la fois craints et respectés pour les pouvoirs magiques acquis grâce à leur ascèse. Leur rôle dans le développement du bouddhisme dans les campagnes est extrêmement important car ils en véhiculent une forme simplifiée, abâtardie aux yeux du clergé officiel mais qui a le mérite de toucher les préoccupations quotidiennes du peuple. C'est d'ailleurs en cela que le shugendo a été perçu comme une menace par le gouvernement : trop indépendants, les moines ont acquis dans les régions reculées un véritable pouvoir (dont de nombreux charlatans ont d'ailleurs abusé !) qui met en péril la stabilité politique, basée sur une religion nationale forte.

Aujourd'hui, le shugendo est toujours bien présent et a même regagné un peu de sa pureté d'antan, abandonnant les excès de la magie et de la superstition pour revenir au pèlerinage dans les montagnes, véritable expression de foi.

Édith Culot
Octobre 2010

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Édith Culot est historienne de l'art. Ses principales recherches portent sur les laques japonaises et en particulier celles utilisées dans la cérémonie de l'encens. Elle assure aussi le secrétariat du Centre d'Études Japonaises de l'ULg.