La calligraphie japonaise, qu'elle utilise des kanji, caractères d'origine chinoise, ou des kana, syllabes japonaises, essaie d'évoquer des idées et des associations positives, des sentiments de bon augure. De nombreux caractères célèbrent des aspects de la vie considérés traditionnellement comme positifs : harmonie, fortune, longévité, etc. D'autres combinaisons également très populaires sont utilisées pour la cérémonie du thé, le cha no yû, et expriment souvent une pensée ou une expression du bouddhisme zen, comme mu ga (non-soi), bu ji (tranquillité) ou nichi nichi kore kô jitsu (chaque jour est un bon jour).
Récemment, j'étais intrigué par une calligraphie écrite par un certain Ikeda Eiki, prêtre au temple bouddhiste Nakayama-dera. La combinaison des signes était assez inhabituelle.
Le texte était composé de deux kanji : san (trois) et raku (joie, plaisir, félicité) ; c'était la première fois que je voyais cette combinaison dans une calligraphie. Bien que composée par un prêtre bouddhiste, il me semblait évident qu'il s'agissait d'une allusion à des textes confucianistes. Je pensais notamment à un passage dans les Entretiens de Confucius, Lun Yu (jap. Rongo), qui me sont assez familiers ; et j'avais aussi vaguement un passage de Mencius (jap. Môshi) en tête.
Le terme raku est également utilisé pour désigner un type spécifique de poterie japonaise1, et peut, avec une prononciation différente, avoir aussi la signification « musique ».2 Mais dans le contexte de la calligraphie en question, cela n'avait pas de sens. J'ai donc décidé de faire quelques recherches sur la signification philosophique du terme san raku.
À part les nombreux passages où le caractère raku est utilisé dans les Lun Yu avec le sens « musique », il le trouve également quelquefois avec la signification « joie », « plaisir », « félicité », etc. Chez Confucius ce terme a une signification très positive :
Le Maître dit : Celui qui connaît une chose n'égale pas celui qui l'aime. Celui qui l'aime n'égale pas celui qui y trouve sa joie.3
La combinaison san raku se trouve dans les Lun Yu dans un contexte4 où un certain nombre de mots sont associés au chiffre trois, comme « trois fautes », « trois maux », « trois sortes d'amitiés », etc.
Le passage qui fait allusion aux joies et plaisirs est le suivant :
Confucius dit : Il y a trois sortes de plaisirs profitables, trois sortes de plaisirs nuisibles. Est profitable de prendre plaisir à la belle ordonnance des rites et de la musique, à la nombreuse compagnie d'amis de valeur et d'aimer parler des autres dans ce qu'ils ont de meilleur. Est nuisible de donner dans un luxe arrogant, dans une oisiveté dissipée et de passer sa vie à faire la noce.5
Décidé à trouver d'autres occurrences du terme san raku, je consultai le dictionnaire de Morohashi6, dans lequel je trouvai à côte du passage des Lun Yu également un passage de Mencius, ainsi qu'une référence au penseur taoïste Liezi (jap. Retsushi). Chez Mencius le passage est :
Mencius dit : L'honnête homme connaît trois joies, et gouverner le monde n'en fait pas partie. Si son père et sa mère vivent encore, et qu'il vit en paix avec ses frères, cela est la première joie. S'il peut lever les yeux vers le ciel et regarder les autres hommes en face sans avoir de quoi à rougir, cela est la deuxième joie. Si on lui confie les meilleurs jeunes pour les éduquer, cela est la troisième joie. L'honnête homme connaît trois joies, et gouverner le monde n'en fait pas partie.7
Le livre de Liezi est probablement compilé en grande partie vers le 3e siècle de notre ère, et le passage semble avoir subi des influences du bouddhisme, introduit en Chine à partir du 1er siècle de notre ère.
Dans ce passage l'ermite Rong Qiqi donne à Confucius les raisons de sa joie : Sa première joie est d'être né en tant qu'être humain, qui est la créature la plus noble ; la deuxième est d'être un homme, qui est considéré être plus noble qu'une femme ; de plus, il a atteint un âge avancé, ce qui constitue sa troisième joie.8
Bien que Rong Qiqi évoque trois joies, son raisonnement qui exclut la moitié de l'humanité de ces joies, ainsi que tous les autres êtres vivants, semble être trop peu adapté pour servir comme allusion positive dans une calligraphie.9 Et malgré l'importance que le confucianisme accorde à l'enseignement de la piété filiale et du respect des aînés, un âge avancé n'est pas en soi un critère de mérite, sur quoi Confucius a également insisté :
Le Maître dit : Les jeunes doivent nous inspirer le respect : comment savons-nous que leur avenir ne vaudra pas notre présent ? Ce n'est que s'il atteint l'âge de quarante ou cinquante ans sans avoir rien fait de valable qu'un homme ne mérite plus d'être respecté.10
Vu les différentes explications données pour définir les trois joies, je me demandai finalement si chaque individu ne devait pas lui-même trouver ses propres définitions des trois joies ? Est-ce que tout ne dépend pas des circonstances, de la situation et de notre champ de vision momentané ?
Je pensai dans ce contexte à un essai de Montaigne « De trois commerces », et dans lequel il met en avant les plaisirs que lui procurent ses « trois occupations favories et particulieres »11 : les livres, la conversation entre amis, et le « doux commerce que celuy des belles et honnestes femmes ».12
Peut-être faut il donc aborder les aspects liés au bonheur moins solennellement, comme l'avait suggéré Bertrand Russell13, et mettre en avant plutôt une philosophie de la joie ?14
Si un lecteur curieux veut m'interroger à cette heure pour connaître mes trois joies, je dirais, qu'en tant qu'épicurien, je préfère suspendre mon jugement, car indépendamment de toute réflexion portant sur les joies et plaisirs de la vita activa ou de la vita contemplativa, il vaut probablement mieux ne pas mélanger vie professionnelle et vie privée.
Mais s'il s'agit de lui avouer mes joies académiques à cette heure, je veux bien lui répondre, sans même le besoin de consulter l'oracle de la « dive bouteille » : Ma première joie est que les études japonaises dans notre Université prennent un nouvel élan ; la deuxième que j'ai des collègues de valeur qui se dévouent avec enthousiasme à cette entreprise ; et — jamais deux sans trois — que la curiosité et l'intérêt de nos étudiants nous donnent et le plaisir de nous consacrer à notre tâche, et l'espoir que leur avenir vaudra notre présent.
Andreas Thele
Octobre 2010
Andreas Thele est Directeur du Centre d'études japonaises (CEJ). Ses recherches et ses enseignements portent sur la pensée de l'Asie orientale, et notamment sur le confucianisme.
Bibliographie
- Canetti, Elias : Das Gewissen der Worte. Essays, Zweite erweiterte Auflage, Hanser Verlag, München-Wien 1976, Fischer Taschenbuch Verlag, Frankfurt/M. 1981
- Cheng, Anne : Entretiens de Confucius, Editions du Seuil, Points sagesses, 1981
- Epikur : Philosophie der Freude, übers. von J. Mewaldt, Stuttgart 1977
- Kôshi (Kongzi): Rongo (Lun Yu), Chinois-Japonais, Meiji shoin, Tôkyô 1960, 1998
- Graham, A.C. : The Book of Lieh-Tzu, John Murrey, London 1960, 1973
- Montaigne : Les Essais, par Pierre Villey, III Vol., Librairie Félix Alcan, Paris1930
- Morohashi, Tetsuji : Kô Kan-Wa jiten (Dictionnaire Chinois-Japonais), Taishukan, Tôkyô 1982
- Môshi (Mengzi), Meiji shoin, Tôkyô 1962, 1994
- Retsushi (Liezi), Meiji shoin, Tôkyô 1967, 1992
- Rôshi-Sôshi (Laozi-Zhuangzi), Chinois-Japonais, II Vol. Meiji shoin, Tôkyô 1966, 1989
- Russel, Bertrand : Portraits from Memory and other Essays, GeorgeAllen and Unwin, London 1956
- Schwarz, Ernst : Gespräche des Meisters Kung (Lun Yü), hrsg. von Ernst Schwarz, München 1985, 1987
- Tetsugaku jiten (Dictionnaire philosophique), Heibonsha, Tôkyô 1971, 1989
- Waley, Arthur : The Analects of Confucius, George Allen and Unwin, London 1938, 1988
1 Poterie cuite à plus basse température, surtout utilisée pour des bols de thé, et qui donne un aspect plus doux, plus souple.