Depuis près de 20 ans, le sociologue Jean-Claude Kaufmann observe l'homme et la femme tant dans leur relation de couple, que celui-ci soit en formation (Premier matin) ou déjà rôdé (Agacements. Les petites guerres du couple), que dans leur fonctionnement familial (Casseroles, amour et crises, Familles à table). Sans jamais oublier de s'interroger sur le rôle, la place et la fonction de l'individu dans la société et face à l'autre (Corps de femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus sur la plage, Le Femme seule et le prince charmant, Ego. Pour une sociologie de l'individu, L'Invention de soi, Je est un autre).

C'est tout naturellement qu'il s'est intéressé à une nouvelle façon d'aborder le sexe et la relation amoureuse véhiculée par Internet. Surfant sur différents blogs et forums, il s'est aperçu que le sexe, débarrassé de ses interdits et transgressions, tend à devenir un loisir comme un autre. Enfin, il tendrait à le devenir en suivant ces nouvelles règles du jeu – rapidité, anonymat, dédramatisation... – si ne survivait, malgré tout, l'espoir de rencontrer le grand amour avec lequel construire une relation solide et durable.
Pourquoi vous-êtes vous intéressé au couple et à la famille ?
Ce n'était pas délibéré, on ne choisit pas toujours ses objets de recherche. Vers 1990, j'étais très intéressé par des préoccupations théoriques, la mémoire incorporée, l'habitude. J'ai pensé qu'un endroit peut-être important où analyser cela, où l'on peut voir comment cette mémoire incorporée évolue, bouge, c'était la rencontre entre deux individus, le moment où ils commencent à vivre ensemble. D'où mon programme de recherche sur l'analyse du couple par son linge. J'ai découvert la richesse et l'intérêt de la question du couple et, en même temps, j'ai rencontré une vraie demande sociale. Je me suis rendu compte que cette question intéressait les gens. J'avais en effet sorti auparavant des livres qui n'avaient pas eu l'audience de celui-là. Je suis ainsi devenu un sociologue du couple.
Vous avez alterné des ouvrages plus grand public (Premiers matins, Casseroles, amours et crise, Agacements, L'Étrange Histoire de l'amour heureux) et plus théoriques (L'Invention de soi, Quand je est un autre). Hasard ou nécessité ?
Ce qui me passionne, c'est la théorie, mais en sociologie, l'espace pour le débat théorique n'existe pratiquement plus aujourd'hui. Il a été remplacé par des débats de société, principalement à cause de l'ultraspécialisation. La manière dont je fabrique la théorie est assez nouvelle, je pars de l'enquête, du terrain. Je ne m'appuie pas uniquement sur des références livresques mais j'échafaude des modèles d'interprétation dans un aller-retour permanent avec le concret. C'est ainsi que mon matériel d'enquête peut être traité différemment, avec un niveau d'écriture variable. À chaque fois que j'entame un ouvrage, je décide vers où je vais.
Pour ce livre-ci, vous êtes un peu parti à l'aventure, sans construire un échantillon de personnes à rencontrer.
En sociologie, on construit son protocole d'enquête. Sur Internet, c'est impossible parce que tout nous est donné d'avance dans un flot d'informations indistinct. Faut-il pour autant renoncer ? Non, il faut inventer de nouvelles méthodes, celles de demain. Déjà, le livre sur les agacements dans le couple avait été réalisé par mail. Mais c'était plus facile à gérer. Pour celui-ci, je suis parti surfer sur la toile. Sex@mour apparaît un peu comme une sorte de mise à jour, avec la nouvelle donne d'internet, de La Femme seule et le Prince charmant écrit en 1999. Je bricole comme je peux et ensuite je réfléchis et je rationalise la méthode. Le risque est de se noyer, il donc nécessaire de très bien savoir ce que l'on cherche. Une autre difficulté est de savoir qui parle, quelle est la valeur de l'information recueillie. Il faut éviter quelques écueils, par exemple prendre une phrase au hasard et la copier-coller. Il faut au contraire la recontextualiser.
Vous avez principalement travaillé sur des blogs.
Avec les blogs, on possède un matériel énorme car les auteurs se livrent très ouvertement. Le blog, c'est la suite du journal intime qui était autrefois caché dans un tiroir. C'est une manière de vivre plus, d'avoir un public et aussi de mieux se comprendre, de réfléchir sur soi. Les commentaires sont d'ailleurs en général pleins d'affection. En fréquentant les blogs un certain temps, on finit par cerner les personnes qui les tiennent. C'est par exemple le cas, dans mon enquête, de Marion ou d'Anadema. Le blog est, pour moi, quelque chose de révolutionnaire, davantage que les réseaux sociaux. De même pour un forum ou un chat. J'avais un matériau énorme, des gens qui pratiquent et font entre eux le bilan de leurs expériences. Il y a du jeu, des identités inventées, de la vérité masquée, mais en même temps de vrais effets de sincérité, une capacité plus grande de parler de soi, de se dévoiler que dans la relation en face à face. Dans les chats et des forums, le contenu est assez pauvre mais il définit des normes. Chaque groupe invente sa morale à son idée. À partir de là, il faut aller très très vite dans la réflexion méthodologique.
Comment avez-vous démarré votre enquête ?
J'ai commencé à travailler sur des sites de rencontres ayant pignon sur rue proposant la recherche de l'âme sœur. Mais j'ai vite découvert un tout autre univers, plus informel, beaucoup plus fun, un univers de drague où la grande question c'est le flou entre sexe et amour, entre plaisir et sentiments. Mon plan a été évolutif, il a changé en fonction de ce que je découvrais. Ce qui était au centre au début ne l'était plus forcément à la fin.

Qu'est-ce qui vous a surpris le plus ?
Trois choses ressortent. L'inégalité hommes-femmes, d'abord, avec notamment un groupe de femmes qui trouvent inacceptable cette inégalité dans les réputations nées de la drague. Si les hommes en ont le droit, ça les valorise même, ce n'est toujours pas le cas pour les femmes. Un deuxième élément concerne les rapports entre plaisir et sentiments. Où en est-on avec ce nouvel espace en création où la sexualité est vécue comme un loisir, déconnectée du couple et de l'engagement sentimental ? Un proverbe qui se balade sur le Net est : « Il n'y a pas de mal à se faire du bien. » La sexualité est dédramatisée. Ce qui est contradictoire avec le rêve d'un grand amour, de création d'un petit monde séparé du monde. La troisième chose concerne Internet qui apporte un bouleversement immense, qui révolutionne les rapports sociaux, bouleverse notre relation à l'univers privé. Et cela en quelques années. Du point de vue du lien social, Internet crée un nouveau monde qui se surajoute à l'ancien sans l'effacer. Il est très facile d'y créer du lien, mais un lien d'un certain type, faible, que l'on peut arrêter vite et facilement, et pourtant réel, pas virtuel.
Vous écrivez « rien ne sera plus jamais comme avant ». Mais quelle proportion de personnes cela touche-t-il ?
Les supports de drague concernent plutôt des jeunes, les sites de rencontre les 30-50 ans, mais tout est en train de se banaliser très vite. Je ne peux pas chiffrer la proportion exacte mais il n'y a pas que la proportion qui compte. Ce qui compte aussi, c'est la tendance d'évolution. Ce sont ces groupes qui donnent le ton, qui définissent de nouvelles références. Le groupe des femmes déchaînées sur le sexe sont par exemple en train d'installer de nouvelles références.
Ce nouveau comportement sexuel pourrait-il avoir des conséquences sur le couple à moyen ou long terme ? Par exemple le PCRA (Plan Cul Régulier Affectif) défendu par l'une des blogueuses, Marion, qui a fini par trouver un amoureux stable ?
L'espace du sexe-loisir tend à s'étendre. Il faut bien voir que cette nouvelle manière de procéder ne touche pas seulement les jeunes, elle est en train de se diffuser. Parmi les femmes déchaînées, plusieurs sont dans la cinquantaine. Comme on peut s'arrêter à chaque étape, on s'engage facilement et vite. Autrefois, quand les choses allaient moins bien dans un couple, on attendait que ça passe. Aujourd'hui, au moindre creux, il est très tentant d'aller faire un tour sur la toile, d'envoyer un petit message un peu hot. Il existe même des sites qui permettent à un couple marié de trahir pour un soir en gardant l'anonymat. C'est un instrument incroyable de déstabilisation. Mais en même temps, le rêve d'engagement durable perdure. La valeur du couple, de l'engagement exclusif et fidèle est restée énorme. Ces deux attentes contradictoires se développent en même temps.
Quelle est la part de la morale ?
La nouvelle morale, c'est le plaisir personnel, l'utilisation de l'autre comme un instrument pour y parvenir. Cela se développe surtout chez les hommes mais également chez certaines femmes. Cependant les attitudes peuvent être différentes. Marion dit : d'accord on ne s'engage pas, ce n'est pas le grand amour, mais ne soyons pas égoïstes et utilitaristes, essayons de mettre de la tendresse et même, d'une certaine manière, un peu d'amour.
Vous qualifiez cette révolution sexuelle de discrète et profonde mais aussi subversive. En quoi ?
Le libertinage du 17e siècle était dans les marges, provocateur. Aujourd'hui, au contraire, la sexualité s'est banalisée, elle n'est plus dans l'ordre des interdits moraux, elle est même devenue une sorte de technique de plaisir et de bien-être. Ce qui est subversif, c'est la banalité, la sexualité pourrait devenir un loisir comme un autre, ce qui crée un énorme flou par rapports aux sentiments, pouvant aller jusqu'à rendre l'engagement sentimental impossible. C'est la dédramatisation du sexe qui le rend subversif.
On retrouve pourtant une part immuable. On se donne rendez-vous dans un café, on se demande s'il faut embrasser directement, coucher le premier soir. Ce sont des habitudes et des questions très anciennes.
Certains éléments peuvent paraître immuables, en effet, comme la rencontre au café. On se rencontre pour voir, pour sentir l'autre. C'est très souvent devant un verre plutôt qu'au restaurant ou au cinéma, c'est ritualisé. C'est une phrase qui rassure parce qu'en réalité la situation est très déstabilisante, angoissante, les contenus ne sont pas définis. Et pourtant tout bouge, les règles du jeu sont reformulées. La relation à distance construit l'individu d'une certaine manière et la rencontre en face à face, où sont révélés le physique, le visage, les postures corporelles, va dégager quelque chose de nouveau. Ce premier contact physique va provoquer une réaction sensible et impulsive en deux secondes, une attirance ou un rejet que l'on n'avait pas eue sur la toile où l'on était entré dans l'univers de l'autre en disant c'était la beauté intérieure qui comptait. Ici, une autre réalité s'impose.
Michel Paquot
Février 2011

Michel Paquot est journaliste indépendant.
Jean-Claude Kaufmann, Sex@mour, Armand Colin, 213 pages, 14,90 €