Fin de Baudelaire
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L'œuvre critique de Jean-Louis Cornille1 se caractérise par un inlassable examen de ce qu'on pourrait appeler, en étendant la notion que lui-même avance, l'opération des textes. Dans opération, il y a opéra, donc l'œuvre à part entière dans sa dynamique interactive qui place le lecteur dans un rôle de déchiffreur. Ce sont les chefs-d'œuvre qu'interroge depuis une vingtaine d'années Cornille, de Rimbaud à Apollinaire, en passant par Sartre, Proust, Céline. Bataille, avec ce systématique coup d'œil qui consiste à soulever au départ de menus faits de texte, qu'ils soient internes ou qu'ils relèvent de leur entourage documentaire et philologique, le problème de l'œuvre dans son accomplissement ou son inachèvement (une œuvre est-elle jamais achevée ?). L'autopsie de ces faits conduit toujours à une réflexion non pas sur la genèse de l'œuvre mais sur sa signification dans le projet de l'écrivain et dans l'histoire de la littérature, l'hypothèse étant, en fin de compte, que les textes ne cessent de se reprendre les uns les autres, dans une nécessaire logique de plagiat, ainsi que Cornille l'a montré dans un précédent ouvrage, Plagiat et créativité (Rodopi, 2008) et qu'ils se construisent sur un jeu de coïncidences plus ou moins troublantes dont les auteurs ne sont le plus souvent pas maîtres ou feignent de ne pas l'être en tout cas - c'est au critique d'établir ce qui relève de l'intention avouée ou du pur hasard.

Jean-Louis Cornille, Fin de Baudelaire. Autopsie d'une œuvre sans nom, Paris, Hermann, « Fictions pensantes », 2009, 256 p. 

L'essai que Jean-Louis Cornille consacre à Baudelaire est de la même veine. Il est vrai que le cas Baudelaire se prêtait à merveille à une lecture de ce type puisque l'essentiel de l'œuvre repose sur le problématique « pendant » qui unit un recueil en vers, Les Fleurs du mal, achevé mais tronqué par la censure, et un recueil en prose inachevé (ou posthume, ce qui n'est pas tout à fait pareil), Le Spleen de Paris. D'emblée Cornille fait le lien : le scandale des Fleurs serait à l'origine d'une « œuvre sans nom » qui en serait comme la conjuration. La prose (y compris celle traduite de Poe) aurait ainsi été le lieu d'un retour systématique sur l'œuvre entière non pas en vue de la perfectionner mais bien, au contraire, de la « détériorer », de la dégrader dans un geste d'ironisation et de renversement intentionnellement destructeur. C'est ainsi que par de multiples opérations, souvent menues mais hautement significatives, les Petits poèmes en prose retournent comme un gant l'éloquence des Fleurs. Pas seulement dans des textes qui comme « La Chevelure » trouvent leur pendant prosé, mais systématiquent dans des attouchements épars qui font des proses du Spleen de petites machines monstrueuses - pour paraphraser ce que Baudelaire lui-même en disait.

Aussi Cornille procède-t-il au scalpel à l'examen d'un nombre limité de textes-témoins qui permettent de montrer ce qu'il appelle la « jointure » entre les Fleurs et Le Spleen, et qui surtout occasionnent une circulation étonnante dans l'œuvre entière, y compris son péritexte - la correspondance, par exemple, faisant l'objet d'une analogue attention critique. Quelques exemples de ces « jointures » les plus convaincantes ? Celle qui s'établit entre « La femme sauvage et la petite-maîtresse » du Spleen et « Le Cygne », célèbre poème des « Tableaux parisiens » : Cornille montre avec brio que la prose propose de la femme une image totalement inversée de celle qui est célébrée dans les vers (« Andromaque, je pense à vous »). « À cette superbe héroïne, écrit-il, Baudelaire opposerait [...] une abjecte sauvageonne » (p. 90). Autre type de jointure, au-delà de l'œuvre baudelairienne : « Mademoiselle Bistouri » serait un hommage ironique à Madame Bovary, condamné, comme on sait, par la même juridiction que celle qui censura la même année Les Fleurs du mal. Hommage en ceci que le poème en prose transposerait ce que Baudelaire lui-même avait perçu dans l'héroïne de Flaubert, à savoir une Emma transformée en « bizarre androgyne », qui « a gardé toutes les séductions d'une âme virile dans un charmant corps féminin » (cité p. 114). Troisième exemple de jointure, celle qui relie le texte le plus énigmatique du recueil, « Assommons les pauvres ! » à l'histoire, plus particulièrement à la révolution de 1848 (dont Dolph Oehler avait analysé brillamment les effets dans l'œuvre de Baudelaire dans Le spleen contre l'oubli, Payot, 1996). À la suite de R. Burton, Cornille examine, entre autres faits de texte, l'arithmétique de ce poème pour montrer que « ces petits jeux sur les nombres 48 et 49 ne constituent pas seulement des allusions aux turbulentes années 1848-49, mais qu'ils touchent à la création même du poème en prose et à sa place dans le recueil », et de constater que « au moment d'entamer ‘Assommons les pauvres !', Baudelaire en est donc à quarante-huit poèmes. » (p. 130). Ce genre de constat qui semble crever les yeux, Cornille en est friand tout au long de sa démonstration.

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On laissera au lecteur le plaisir de découvrir les nombreuses autres analyses  - qui  abordent aussi Baudelaire traducteur de Poe, lequel n'est évidemment pas sans lien avec le Spleen de Paris. Ces analyses sont portées par un vertigineux jeu de correspondances ou de coïncidences que le critique soulève dans les textes. La démonstration est à chaque fois claire et progressive : l'argument de chaque poème une fois exposé, le texte fait l'objet d'une micro-lecture comme s'il était porté par une sorte d'évidence aveugle. Ces coïncidences, Cornille aime à rappeler qu'elles sont le fait de Baudelaire - « Baudelaire en arrive à des coïncidences hautement subtiles et troublantes entre les diverses couches de sens dont ses poèmes se composent », écrit-il (p. 138) ; il serait plus juste de dire qu'elles sont avant tout, et on ne peut que s'en réjouir, le fait d'une critique perspicace et audacieuse. Tout en s'appuyant sur une documentation impeccable, le critique ne manque pas de scruter le texte dans son dispositif de sens et de forme avec une liberté stimulante.  À l'image de ce qu'il observe dans l'analyse du « Cygne » : l'hommage-dédicace à Victor Hugo se voit nuancé, note Cornille, par l'évocation initiale d'Andromaque, dite « Veuve d'Hector », anagramme du poète, redoublée de son célèbre monogramme VH : « Hugo, par voie d'anagrammes, semble ainsi se transformer à son tour en une voix d'outre-tombe », conclut le critique (p. 155).

À tout le moins, le livre de Jean-Louis Cornille apportera, un éclairage neuf et original sur cette œuvre problématique à souhait qu'est Le Spleen de Paris. Il me semble qu'une lecture d'ensemble de l'œuvre de Baudelaire se propose avec cet essai convaincant et discutable à la fois, selon la loi du genre. Un essai qui fera assurément date dans la critique baudelairienne, après celui qu'Alain Vaillant a récemment consacré à Baudelaire, poète comique (Presses universitaires de Rennes, 2007).

 

Jean-Pierre Bertrand
Octobre 2010

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Jean-Pierre Bertrand enseigne la littérature française du 19e et 20e siècle.

 


 

1 Jean-Louis Cornille est professeur à l'université de Cape Town ; il a été professeur invité du département de Langues et Littératures romanes de l'université de Liège en 2008-2009.