Le meuble liégeois connaît, au 18e siècle, un essor sans précédent. Issus de la corporation des charpentiers, les menuisiers, qui sculptent le bois massif, et plus rarement les ébénistes, qui recourent aux techniques du placage, rivalisent d'ingéniosité. La production de la capitale de l'ancienne principauté surclasse alors la création des provinces françaises.
Une des caractéristiques de leur production est sa prédilection pour le chêne, à la différence des réalisations françaises qui privilégient la diversité des matières et souvent des couleurs.
La comparaison des styles français et liégeois démontre aussi que la Principauté pratique simultanément les manières Louis XIV et le Louis XV créant ainsi un décalage chronologique. Le premier de ces styles, avatar français du baroque, arrive chez nous vers 1715, il se prolonge jusqu'en 1740 environ. Il décline un mobilier d'allure sévère et majestueuse, d'une symétrie rigoureuse et dont nous ne conservons que peu d'exemples. Vers 1730, de nouvelles formes apparaissent, elles se mélangent d'abord au style baroque, puis s'en détachent, vers 1740.
Rococo, rocaille...
Le « rococo » est aussi appelé « rocaille », terme qui renvoie aux concrétions de coquillages et de roches ornant les fontaines et les grottes artificielles. La France, berceau du « rococo » l'identifie au style « Louis XV », par référence au règne sous lequel il s'élabore avant de se répandre dans toute l'Europe. En fait, ses premières manifestations remontent à la régence de Philippe d'Orléans (1715-1723).

À ce moment, l'architecture du meuble s'assouplit. Elle réfute un des principes essentiels de l'art des siècles précédents : la symétrie. On assiste alors à la libre interprétation des lois d'équilibre des formes et des motifs. Corniches, plinthes, traverses ondulent de concert, les façades et les panneaux latéraux s'arrondissent quelquefois. Les éléments de l'architecture antique, en vogue sous Louis XIV sont abandonnés. On privilégie les éléments naturels, les motifs souples se mariant aux formes courbes du mobilier : rocailles, fleurettes, coquilles aux contours capricieux, feuilles d'acanthe, roseaux, oiseaux... Les courbes et les contrecourbes rivalisent de dynamisme et la fantaisie règne en maître.
Dans la Principauté de Liège, le rococo triomphe entre 1740 et 1760 environ. À la fin de cette période, il s'assagit. Les galbes se raréfient, les arabesques s'apaisent, les rocailles se condensent, les cadres reviennent à la symétrie, la profusion décorative n'est plus de mise.
Le Musée d'Ansembourg, installé dans un luxueux hôtel particulier édifié en 1740, offre un panorama particulièrement riche du savoir-faire des artisans liégeois du 18e siècle.
Notons que la réception du néoclassicisme, correspondant au style Louis XVI en France, ne se fera à Liège, que tardivement, vers 1780, sous le règne de François-Charles de Velbruck.
« Rocaille de tonnerre de Brest »
L'origine du terme rococo serait une raillerie proférée par un peintre néoclassique, élève de Jacques-Louis David. L'expression gardera longtemps un caractère péjoratif. Elle évoque ce qui est vieux, démodé, surchargé, voire kitsch... Quand Victor Hugo qualifie Jean-Jacques Rousseau de « faux misanthrope rococo » ou lorsque le capitaine Haddock vocifère « Rocaille de tonnerre de Brest », le dédain est avéré.
« Prodigieusement rococo et prodigieusement beau »
Ainsi s'exprime Victor Hugo devant la chaire de vérité, pourtant baroque, érigée par Henry Verbruggen dans la collégiale Sainte-Gudule à Bruxelles. À sa suite, des intellectuels, tels les frères Goncourt, contribuent à une lente réhabilitation, parachevée en 1966 par l'essai magistral que le philosophe liégeois Philippe Minguet consacra à son esthétique.
Si le rococo a suscité le mépris, force est de constater que celui-ci épargna l'ébénisterie liégeoise, laquelle, dès l'origine, s'exporta vers la France ou les États-Unis, notamment. On la copie au 19e siècle et au 20e siècle, comme l'illustre, au château de Colonster, le bahut à double corps et l'horloge, d'inspiration rococo (photos ci-dessous), offerts à l'Université par le menuisier d'art Docquier. Ces chefs-d'œuvre de virtuosité technique auraient été façonnés durant la Deuxième Guerre mondiale pour occuper les artisans de son atelier, ainsi soustraits au travail obligatoire en Allemagne.



Aujourd'hui encore nombre d'artisans, en Wallonie, à Bruxelles et aussi en Flandre s'attachent à perpétuer le « know-how » des maîtres d'autrefois. Henri Bayard, (photo ci-contre) menuisier à l'Alma Mater, s'est lui aussi pris de passion pour ces meubles séculaires. Formé à la menuiserie et à l'ébénisterie, il se spécialise dans la sculpture d'ameublement. Il vient d'exposer quelques-unes de ses créations de style XVIIIe à l'occasion des dernières Journées du Patrimoine.
Isabelle Graulich
Octobre 2010

Isabelle Graulich est historienne de l'art et collaboratrice d'Art&fact.
Photos © ULg Michel Houet, sauf Fauteuil et miroir : photos MF Bayard