Beaucoup de recettes très estimées aujourd'hui proviennent d'anciens moyens de conservation ou de succédanés de produits luxueux. Le célèbre sirop de Liège relève des deux catégories. En effet, la réduction du jus de fruit à feu doux est un excellent moyen de le conserver. En outre, elle permet de concentrer le sucre du fruit et de pallier la rareté du miel ou du sucre de canne. L'histoire de ce sirop remonte très loin. Elle a toujours été associée à l'art de la table et aux sauces en particulier.
Pourquoi « sirop » ?
Une réduction de jus de pommes et de poires reprise sous le nom de « Sirop de Liège », étonnant, n'est-ce pas ? Le sirop est un mélange d'eau et de sucre porté à la consistance voulue variant selon l'usage. Sirop, dans le sens « réduction de suc », est donc un emploi régional, comme le confirme le Trésor de la Langue Française. Mais nous verrons plus loin que « sirop » dans le sens « réduction de jus de fruit » a été employé par les Français par le passé.
Cette forme particulière de confiture est la plus primitive. En effet, le sucre de canne est à peine connu des Romains et n'est importé en Europe qu'à partir de la deuxième moitié du 12e siècle. Les Romains recourent donc à d'autres produits pour se fournir en sucre. Le miel, comme nous l'avons vu dans l'article À la table d'Apicius, est leur source préférée. À défaut de miel, le sucre contenu dans les fruits, et dans le raisin en particulier, en est une autre.
La sapa, le defrutum et le caroneum
Dans les textes romains, trois termes sont utilisés pour désigner le moût de raisin réduit par cuisson : la sapa, le defrutum et le caroneum. Ils diffèrent par leur degré de réduction, degré qui diffère lui-même selon l'auteur considéré. Précisons d'emblée que le terme « moût », mustum, peut désigner le jus du raisin ou carrément le vin. Cette confusion possible a provoqué une longue querelle d'historiens. Quoi qu'il en soit, le jus de raisin ou le vin est chauffé. Il en résulte qu'il perd de toute façon sa teneur en alcool.

Dans la 1re moitié du 1er siècle, l'agronome romain Columelle donne sa préférence pour le moût réduit de deux tiers, auquel il donne le nom de defrutum. Il s'agit d'une méthode de conservation du moût. Son usage principal est de frelater le vin de mauvaise qualité.
La méthode est simple. Le raisin le plus mur possible est foulé et le jus est directement transféré dans des récipients en plomb qu'on met sur le feu. On fait bouillir le moût tout en le mélangeant et en faisant remonter à la surface les dépôts dont on le débarrasse entièrement. À ce moment, on peut ajouter temporairement des coings et des aromates tels que le nard, l'iris, le costus, le fenugrec, la myrrhe, la racine de jonc, la cannelle, l'amome ou le safran afin de parfumer la préparation1.
Grand propriétaire terrien et grand voyageur, il s'est intéressé de près à l'économie rurale à laquelle il a consacré une œuvre de référence, le De Re Rustica.
Dans l'Histoire naturelle de Pline l'ancien, le defrutum est une réduction de moitié du moût et la sapa est une réduction d'un tiers2.
Plus tard, au 4e siècle, l'agronome Palladius dispose d'un vocabulaire plus complet. La sapa est un moût réduit d'un tiers, le defrutum de moitié et le caroenum de deux tiers. Il les aromatise à la figue ou au coing3. Ces trois sirops sont présents dans le pseudo-Apicius De re coquinaria, lui aussi du 4e siècle. Comme le sirop de Liège d'aujourd'hui, le sirop de raisin romain s'utilise dans la cuisine afin de confectionner des sauces aigres-douces.
Le defrutum surtout est utilisé. On en asperge le « Poulet à la Fronton », qui a mijoté dans du garum, de l'huile et un bouquet d'aneth, de poireau, de sarriette et de coriandre verte4. Dans la sauce de la grillade de veau, le vin et le vinaigre sont adoucis au raisin sec, au miel et au defrutum. La sauce est aromatisée au poivre, à la livèche, aux graines de céleri, au cumin, à l'origan, à l'oignon sec et à l'habituel garum5.
Ces premières réductions de jus de fruits sont les ancêtres du sirop de Liège. Comme nous l'enseigne le pseudo-Apicius, ils sont de raisin, de coing ou de figue. Tout en se diversifiant, ils traversent les siècles médiévaux à la fois dans le monde arabe et en Europe.
Les réductions de fruits au Moyen-Âge et à la Renaissance
Nous avons vu que le sucre, issu de la canne à sucre, a débarqué en Europe à partir de la deuxième moitié du 12e siècle. Ce nouveau produit provoque un engouement sans pareil chez nos ancêtres. Souverain en matière de santé, il est avant tout un produit pharmaceutique, et souverain en matière de goût, il devient au cours des siècles l'élément incontournable des délicatesses destinées à l'élite. Désormais, toutes les formes de confitures, c'est-à-dire des fruits ou des sucs de fruits confits à l'état secs ou liquides (sirops, fruits confits, marmelades, compotes, gelées, confitures...) ne peuvent plus se passer de sucre.
Dans cette déferlante de recettes à base de sucre, l'antique defrutum survit sous diverses formes. Présent dans le Capitulaire De Villis de Charlemagne sous le nom de vinum coctum (vin cuit), on le retrouve dans le Liber de Coquina (fin 13e siècle) sous l'appellation mustum ou musto cocto (moût cuit). Le Tractatus de modo preparandi et condiendi omnia cibaria (13e siècle) délivre la recette de sapa, qu'il mélange à de la moutarde. Le catalan Libre de Sent Sovi (1324), s'empare du terme arabe al rub pour en faire arrop, ce qui montre bien l'influence arabe en matière de confitures6. Dans le Mesnagier de Paris (1393), le moût réduit est mis à fermenter. Les Italiens, enfin, ne sont pas en reste, notamment avec le Libro de Arte Coquinaria (1450) de Maestro Martino qui use de sapa ou mosto cotto pour confectionner des recettes aigres-douces dont une poivrade de gibier7.
Toutes ces recettes permettent, comme dans l'Antiquité romaine, de pallier le manque ou le coût du sucre. Nostradamus, auteur de l'Excellent & moult utile opuscule à tous necessaire, un des premiers confituriers, nous précise clairement l'usage de ces confitures ancestrales obtenues par réduction de moût :
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Pource que en plusieurs & diverses regions du monde y a faulte & abondance des choses que nature nous produit pour nous alimenter & secourir tant pour nostre vivre, que pour nostre delectation : & si en aucun pays y a abondance de succre, à l'autre en y a grande penurie : & si en une region y a abondance de miel, le succre y est cher : & a l'opposite la ou lon ne peut recouvrer ne succre, ne miel, le souverain soleil produit & alimente autres fruictz, que en les adaptant & changeant leur forme & qualite par diminution de l'une, & par augmentation de l'autre, nous venons a satisfaire a nostre vouloir sensuel (...) tout ainsi ou le succre, ou le miel ne se treuvent, (...), à la mode que sensuit pourres faire toute sorte de confitures quelle que ce soit en forme liquide, que en la saveur & bonte ne sers guieres moindre, que en succre : vray est que elles n'auront pas telle suavite, qu'elles ont avec le succre, mais quant au miel le surpasseront8.
Ainsi, si l'on manque de sucre, on fabrique du vin cuit ou résiné afin de remplacer le sucre dans la préparation de fruits confits ou des confitures liquides.
Et les pommes et les poires, dans tout cela ?
Les romains ont obtenu du sirop sans sucre ajouté à partir de raisin, de figue et de coing. Les arabes en ont encore confectionné avec des grenades et des dattes. Il n'y a aucune raison de s'arrêter là.
Le fameux François Pierre de La Varenne, symbole du renouveau de la gastronomie française au 17e siècle avec son Cuisinier françois (1651), est également l'auteur du Parfaict Confiturier (1664). Il y donne les différentes méthodes pour extraire le jus d'une série de fruits, dont les pommes9. Il explique ensuite succinctement comment réaliser une réduction de ces sucs, qu'il appelle gelée10.
Les pharmaciens, comme d'habitude, sont plus précis dans l'établissement des recettes. Néanmoins, dans les chapitres consacrés aux robs, nous n'en trouvons pas à base de pommes ou de poires, ceux à base de raisin, de mures, de coings ou de sureaux leur étant préférés11. En outre, en pharmacie, c'est le sirop du roi Sapor qui tient la vedette dans les sirops de pomme, et ce dernier est un mélange moitié-moitié de sucre et de jus. Nous faisons le même constat dans les livres de cuisine. Le jus de pomme cuit est constamment additionné de sucre12.
Les autorités vont particulièrement s'intéresser aux succédanés de sucre suite au blocus imposé par l'Angleterre à l'Empire de Napoléon. C'est à cette époque qu'on développe la technique de raffinement du sucre de betterave. C'est également à cette époque qu'Antoine-Alexis Cadet-de-Vaux, pharmacien et philanthrope parisien, s'emploie à tirer le meilleur parti du sucre de la pomme. Observant, avec son ami Parmentier, que les pays de la vigne peuvent facilement remplacer le sucre de canne par le sirop de raisin ou résiné, il comprend vite que les pays septentrionaux peuvent en faire de même avec la pomme. La méthode existe depuis longtemps en Bretagne, en Allemagne et dans nos régions, mais on ne l'exploite pas pour remplacer le sucre. Cadet-de-Vaux s'emploie donc à diffuser la recette du sirop de pomme sans sucre ajouté qu'il présente au gouvernement en 1806. Il publie le résultat de ses recherches dans Le ménage ou l'emploi des fruits dans l'économie domestique (1810).
L'auteur commence par s'insurger contre l'emploi systématique de sucre dans les recettes de pommes :
La pomme est de tous les fruits celui qui contient le plus de matière sucrée, et cependant on l'associe constamment avec le sucre pour en corriger l'acide. La pomme cuite, la pomme en compote, la pomme pour charlotte, veulent être sucrées.
Apprenons à nous passer de sucre, et que ce soit la pomme elle-même qui fasse sa matière sucrée, ainsi que l'ont déjà faite d'autres fruits13.
Il donne la recette de la pommée, sorte de compote de pommes sans sucre, puis celle du sirop et de la gelée de pommes.
Du sirop de pommes
La pomme destinée à faire le sirop et la gelée14 doit avoir toutes les maturités possibles, et sur-tout celle de l'expectation ; en sorte que les mois de mars ou avril sont l'époque la plus convenable pour la confection de ce sirop et de sa gelée.
On trie les pommes pour séparer celles qui, pendant l'hiver, auraient pu souffrir. On les broie au moulin ; on les exprime au pressoir. Le suc passe trouble ; bientôt il coule plus clair, c'est ce dernier qu'on réserve, ainsi que le suc de la dernière expression, qui provient d'un peu d'eau dont on a arrosé le marc. En versant sur le marc le premier suc qui a passe trouble, on peut l'obtenir clarifié. Je ne l'ai point éprouvé ; mais cela me paraît devoir être.
On met évaporer le moût dans une large bassine, ou mieux encore dans l'évaporatoire dont nous parlerons plus bas ; le feu doit être assez fort. Réduit à moitié environ, on l'essaie au pèse-liqueur15. Pour être converti en sirop, il doit porter de 28 à 30 degrés chaud ; ce qui, après refroidissement, le porte à 32 degrés.
Voilà le sirop de pommes fait ; on voit que ce procédé consiste à évaporer environ à moitié le moût pour le convertir en sirop. Cette quantité relative du moût et du sirop dépend entièrement de la quantité de la pomme ; car dans cette saison elle a toute la maturité dont elle est susceptible.
Plusieurs méthodes coexistent afin d'extraire le jus de la pomme. Il est probablement plus simple de d'abord cuire les pommes que d'obtenir le moût à partir du fruit cru.
Recette actualisée
Prendre la quantité de pommes voulue (par exemple 2 kg), les couper en quartiers et les faire cuire à feu doux pendant plusieurs heures.
Récolter le jus en pressant les pommes dans une étamine.
Réduire le jus de moitié. Peser au pèse-sirop. Il doit indiquer entre 28 et 30°.
Ce sirop pourra servir dans toutes sortes de recettes aigres-douces ou salées-sucrées à la place du sucre. L'auteur précise que la même méthode peut être utilisée avec des poires.
Finalement, le sucre de betterave démocratise le produit et permet à tout un chacun de s'en procurer. Le sirop de pomme ou de poire ne disparaît pas pour autant. Mieux encore, il s'adapte à l'aire industrielle et devient un must de la gastronomie locale en Allemagne ou en Suisse. Chez nous, c'est la société Meurens qui le développe à partir de 1902 et qui lance le « Poiret », sirop de pommes et de poires sans sucre ajouté. Leur recette du « Vrai sirop de Liège », avec pommes, poires et dattes, remonte à 1947.
Pierre Leclercq
Septembre 2010

Pierre Leclercq est historien de la gastronomie. Avec chercheurs et artisans de Thoueris, il redécouvre et confectionne des plats anciens à l'identique.
1 M. Nisard, Les agronomes latins Caton, Varron, Columelle, Palladius, Paris, 1851, p. 464-468. 2 Pline, Histoire naturelle, livre XIV, chapitre XI.