L'obscurantisme insidieux de la critique inutile

Carte blanche à Marc-Emmanuel Mélon, professeur de cinéma à l'Université de Liège

 

Storck

Ce ne sont que deux articulets qui ne mériteraient même pas d'être lus s'ils n'étaient en rien insignifiants. Ce sont, au contraire, des symptômes, des détails exemplaires qui prennent toute leur importance symbolique tant ils grossissent au téléobjectif le conformisme rampant qui envahit la presse petit à petit, jour après jour, inoculant dans la société un venin à petite dose dont les effets ravageurs n'apparaissent que lorsqu'il est trop tard et que l'esprit grégaire dominant a étouffé toute liberté de créer et de penser autrement.

Ces deux articles n'ont a priori rien à voir l'un avec l'autre, si ce n'est qu'ils ont été publiés cet été dans deux éditions successives du journal Le Soir (au jour le jour donc : les 19 et 20 août) et qu'ils sont signés Agnès Gorissen, critique qui consacre la plupart de ses papiers au compte rendu des séries télé. Le premier article, intitulé « Faut-il que le service public soit ringard ? » est clairement inscrit dans la rubrique « Humeur ». Le second, intitulé « Un doc qui donne juste envie de s'enfuir », figure dans la rubrique « TéléSUBjectif ». Deux billets d'humeur, pourrait-on croire. Il se fait cependant que le premier est aussi une critique d'émission – il a pour objet la suppression de la chronique de Paul Hermant dans Matin Première sur la Une radio –, et que le second critique le dernier film de Boris Lehman, littéralement mis au pilori. La confusion entre critique journalistique et billet d'humeur est totale, comme si l'un ne pouvait plus se distinguer de l'autre, comme si la critique, qui a pour fonction d'informer et de susciter la réflexion sur les programmes proposés, ne se distinguait plus de l'expression pure et simple d'une quelconque opinion péremptoire.

La confusion des genres journalistiques se double ici d'une inculture sidérante qui alimente les stéréotypes sociaux les plus éculés. La journaliste écrivant d'habitude à l'intention des « fans » (un mot qu'elle utilise abondamment dans tous ses articles) des séries télé, on comprend qu'elle n'ait aucune sensibilité pour un art et une pensée différents de l'ordinaire télévisuel. Mais pourquoi diable écrire sur ce qu'on ne connaît pas ? Même dans un billet d'humeur, une journaliste attitrée devrait se garder d'émettre des jugements aussi expéditifs (le film de Lehman est « sans queue ni tête » et Hermant est un « poujadiste ») alors qu'elle ne sait pas de quoi elle parle et ne connaît pas le sens exact des mots qu'elle emploie. De toute évidence, Gorissen ignore tout autant qui était Pierre Poujade et qui est Boris Lehman : elle recopie telle quelle, sans les guillemets d'usage, la première phrase de l'article « Lehman » de Wikipedia (ce qui, si elle avait fait des études de journalisme, l'aurait envoyée illico en deuxième session) ; elle ne connaît rien de ce cinéaste prolifique qui a eu droit à des rétrospectives au Centre Pompidou à Paris et au Museum of Modern Art de New York ; elle prend pour un documentaire (et s'étonne qu'on « n'y apprend strictement rien ») ou un « voyage humoristique » (« ah, bon ? » ajoute-t-elle, incrédule) ce qui est en réalité un récit de soi, un cinéma du subjectif qui s'inscrit dans la lignée de l'autoportrait littéraire d'auteurs aussi renommés qu'André Gide ou Michel Leiris (on n'ose imaginer ce que Gorissen écrirait de L'âge d'homme). Enfin, elle écrit que « certains beaux esprits y verront sans doute de la poésie » puis, dix lignes plus bas, que « certains y verront sans doute de l'art » alors que « le commun des mortels » n'aura envie que de s'enfuir. Et revoici les stéréotypes sociaux pour le coup réellement poujadistes : le « commun » n'a que faire de l'art et de la poésie qui ne sont que pour les « beaux esprits ». Sans doute les « petits », pour parodier Poujade, sont-ils trop bêtes pour comprendre la poésie ? Trop stupides pour apprécier l'art ? À moins que ce ne soient les artistes et les poètes qui, perdus sur le Mont Parnasse, ignorent tout des vraies réalités du monde ? (Allez dire ça à tous ceux qui écoutent encore Brel, Ferré, Brassens, Barbara, Ferrat ou Bashung, sans doute tous des ringards puisqu'ils sont morts). Là où un vrai critique donnera envie de découvrir du nouveau, et indiquera avec un peu de subtilité comment l'apprécier, Gorissen préfère renvoyer ses lecteurs... au lit ! (« À 23h25, écrit-elle, il n'y aura heureusement plus grand monde à martyriser »).

L'inculture et les stéréotypes alimentent ainsi un esprit réellement poujadiste et dangereux. Aux clichés succède l'argument le plus éculé : la journaliste se demande « comment des producteurs ont bien pu mettre de l'argent dans ce projet – on compte parmi eux Arte, la RTBF, la Communauté française ». Voilà donc l'argent public dilapidé au seul profit des « beaux esprits ». Nul doute que Boris Lehman, qui a consacré tout son argent à faire des films et vécu toute sa vie pauvre comme Job, appréciera. Faut-il rappeler que les nazis, à l'exposition de « L'art dégénéré » qu'ils avaient organisée à Munich en 1937 pour dénoncer l'art moderne de Picasso, Chagall, Van Gogh, Beckmann, Grosz ou Klee, qualifiés de représentants de la « juiverie internationale », avaient affiché à côté de chaque tableau le prix payé par un musée allemand pour acquérir l'œuvre exposée ?

On comprend mieux, dès lors, le procès fait à Paul Hermant : question d' « efficacité » d'un service public qualifié sans vergogne de « ringard » : face à Bel-RTL, écrit Gorissen, « la RTBF devait revoir Matin Première, rendre la tranche moins institutionnelle, moins politique, moins "ronflante". Et Paul Hermant n'était clairement plus dans le ton (...) Or, que ça plaise ou non, un service public qui n'est pas en phase avec la société dans laquelle il s'inscrit est mort ».  C'est vrai, ce chroniqueur incisif qui traite les mots avec l'art d'un grand poète, n'est ni « dans le ton » ni « en phase », il ose tenir des propos politiquement incorrects, va à contre-courant des vents dominants, lutte avec des mots simples contre le tout-venant de la pensée unique, du conformisme social et des idées reçues. Comme tous les poètes et les artistes dits « dégénérés », comme tous les empêcheurs de penser en rond, il gêne les bien-pensants qui, à 7h20 du matin, baillent devant leur café ou dans les embouteillages de Bruxelles en se demandant quelle série ils vont regarder le soir à la télé. Alors, puisque Gorissen rappelle que le sort de Paul Hermant n'est pas encore scellé, pourquoi ne suggère-t-elle pas à la RTBF de programmer sa chronique à 23h25 ? À cette heure-là, les moutons dormiront et Paul Hermant n'aura plus personne à martyriser. Allez, dormez bonnes gens et surtout : ne pensez pas.

Marc-Emmanuel Mélon
Septembre 2010

 

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Marc-Emmanuel Mélon est professeur de cinéma à l'ULg.