Dans un entretien qu'il m'a accordé pour Le 15e jour au sujet du choix thématique de la rentrée académique 2010, Marc-Emmanuel Mélon relève le chemin parcouru depuis le début des années 1990, à l'époque où il travaillait comme assistant au sein du département « Arts et Sciences de la Communication » à l'Université de Liège : « [...] un professeur de philosophie aujourd'hui décédé s'était offusqué de la proposition de mon département de confier un cours de vidéo aux frères Dardenne. Pour lui, la vidéo à l'université, c'était la décadence ! Aujourd'hui, l'ULg remet les insignes de docteur honoris causa à Bill Viola, un des plus grands artistes vidéo contemporains. » Mélon y reconnaît un signe d'une évolution générale des mentalités. Dans l'histoire culturelle occidentale, les images ont en effet souvent été l'objet de méfiance ; on se souviendra que, dans La République, Platon affime que l'œuvre d'art n'est qu'une imitation et, qu'en tant que telle, elle est condamnable ; dans Le Philèbe, il nie encore que la beauté absolue puisse se rencontrer dans une peinture ou une sculpture. Ce sont davantage le langage et l'écriture qui, jusqu'il y a peu, se présentent comme les outils par excellence de l'expression de la pensée. Les choses ont aujourd'hui changé. Et, l'importance que les universités accordent, tant dans l'enseignement que dans la recherche, à l'image et, en particulier, à l'image animée, en témoigne.
Pour beaucoup de scientifiques, le point de vue à privilégier est celui de la transdisciplinarité. Sur le plan de l'histoire de l'art, cela correspond au décloisonnement des disciplines que les plasticiens pratiquent depuis les années 1960. L'œuvre de Victor Burgin qui est à la fois artiste et théoricien, professeur émérite de l'Université de Londres, est tout à fait significative ; très souvent, les pièces qu'il produit au moyen des techniques les plus diverses renvoient à des images déjà existantes et invitent à réfléchir activement sur leurs différences et leur statut. Ce décloisonnement peut encore s'analyser au travers de l'influence que les créateurs d'avant-garde exercent sur leur genre de prédilection mais aussi dans des domaines connexes, voire étrangers. On connaît la révolution que représente le travail de William Klein pour la photographie de mode, mais il y a aussi, comme le remarque Alain Jouffroy, son influence sur des courants comme le Pop Art, le Nouveau Réalisme ou la Nouvelle Figuration ; « pour la première fois, des photographies ont devancé l'évolution des arts plastiques » (A. Jouffroy). Les docteurs honoris causa invités par l'ULg aujourd'hui partagent d'une façon ou d'une autre cette caractéristique. On sait par exemple l'impact que la Nouvelle Vague à laquelle Agnès Varda se trouve rattachée a sur des pratiques bien différentes de la sienne et d'ailleurs bien plus populaires ; les réalisateurs vedettes du cinéma américain qu'il s'agisse de Brian de Palma, Martin Scorcese ou Francis Ford Coppola ne s'en cachent pas. C'est une question essentielle à une époque où on assiste à une extraordinaire dissémination d'images tant dans la sphère privée que publique... du smart phone aux écrans géants accrochés aux murs des grandes villes, de la télévision à l'ordinateur portable... un foisonnement qui nous laisserait croire que le rôle créateur traditionnellement joué par les artistes se trouverait dévolu aux publicitaires, webdesigners, stylistes et autres infographistes. Il faut certes reconnnaître que la notoriété des artistes contemporains est réservée au « monde de l'art » et que le grand public reste le plus souvent ignorant de leurs productions. Mais il faut aussi pouvoir admettre que leur rôle reste essentiel. Leurs travaux fonctionnent comme des laboratoires de recherches dont les produits sont certes destinés à être injectés dans le jeu des avant-garde mais se trouvent encore « recyclés » par des opérateurs qui travaillent avec des portées beaucoup plus mass-mediatiques.
Dans le même entretien pour Le 15e jour, Marc-Emmanuel Mélon aborde également cette question du rapport entre le goût populaire et la création artistique. « Souvent, le grand public aime la complexité, surtout technologique comme on le voit avec l'engouement pour la 3D. Il comprend mal l'intérêt esthétique du fameux Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Or, ce tableau remet fondamentalement en question notre rapport à l'espace, ce que ne fait pas la 3D qui tente de le reproduire par une illusion. Toutes les images, artistiques ou non, donnent à penser mais certaines font plus que de donner à penser : elles pensent en elles-mêmes, ce qui signifie qu'elles inventent une forme de pensée qui ne s'exprime pas par le langage. Les artistes honorés par l'ULg ont en commun d'avoir exploré ces nouvelles voies et d'avoir créé de nouvelles formes de pensée visuelle. Voir The reflecting pool de Bill Viola, une bande vidéo de 7 minutes réalisée en 1977, c'est entrer dans un espace-temps sidérant dont le langage, même philosophique, ne parvient à rendre compte qu'avec beaucoup de difficulté : l'image l'exprimera toujours mieux que le langage. »
La volonté de l'ULg de mettre l'image à l'honneur apparaît par ailleurs très significative de la vitalité liégeoise en la matière tant du point de vue artistique, scientifique que pédagogique ou entrepreneurial. Tout le monde connaît l'expertise de sociétés comme EVS ou XDC, qui apparaissent comme des leaders mondiaux pour le traitement des images digitales. Plusieurs sociétés de production cinématographique comme Tarantula, Versus ou Frakas sont actives sur le plan international. Il faut encore relever la qualité de manifestations comme la Biennale internationale de la Photographie et des Arts visuels, le Festival Image 3D Stereo... L'évolution récente du contexte artistique liégeois montre une capacité à maintenir le niveau de qualité dans les pratiques traditionnelles comme la peinture ou la sculpture mais aussi à s'adapter aux modalités contemporaines de fabrication et de diffusion des images. « Dans les années 1970, explique Marc-Emmanuel Mélon, Liège a connu une grande vitalité culturelle dont on pourrait trop facilement croire qu'elle a disparu. Or, voici 40 ans, il n'y avait tout simplement pas de cinéastes à Liège, il y avait très peu de photographes et seulement quelques pionniers de la vidéo comme les frères Dardenne ou Jacques-Louis Nyst. Aujourd'hui, les Dardenne sont reconnus internationalement et d'autres cinéastes – Olivier Smolders, Thierry Michel ou Bouli Lanners – sont apparus, les photographes et vidéastes ne manquent pas [...] Liège est devenue une ville où l'invention des images se pratique aujourd'hui à grande échelle. »
Pierre Henrion
Août 2010
Pierre Henrion est historien de l'art, il enseigne à l'E.S.A-Académie des Beaux-Arts de Liège et est conservateur au Musée en plein air du Sart Tilman.