Bill Viola
Viola,kp,9-7-08 2213

Pionnier de la vidéo, Bill Viola est l'un des artistes majeurs de la scène contemporaine. Par son activité, ses propositions, et ses succès, il est sans nul doute l'une des figures les plus référentielles et influentes de toute une génération d'artistes. Art vidéo, performances, installations, nouvelles technologies, Viola continue d'explorer l'espace, le temps, le moi et le non-moi (des concepts fondamentaux qu'il découvrit en s'intéressant au mysticisme oriental) tout en interrogeant le médium et les référents de ses pratiques artistiques.

Né à New York en 1951, marqué dès son enfance par la culture européenne (sa mère est anglaise, son père germano-italien), Bill Viola se destine rapidement aux arts plastiques. Inscrit aux cours de la Syracuse University of New York, il se passionne pour la musique électronique (une certaine fascination pour le signal électrique en tant que matériau de travail ; il étudiera d'ailleurs la musique avec le compositeur David Tudor et prendra part à la réalisation de plusieurs de ses performances). Lassé de l'enseignement traditionaliste, il intègre, au début des années 70, une section expérimentale. Il y suit l'atelier de Jack Nelson qui l'initie à la vidéo. Ce moment constitue une véritable révélation pour Viola. D'une part, comme il l'expliqua lui-même lors d'une récente rétrospective de son travail au Fresnoy (en mars 2010), la manipulation de la caméra modifie totalement sa manière de voir, de percevoir et de penser le monde. D'autre part, Viola envisage la vidéo comme une extension de ses recherches et expérimentations musicales : il s'agit de produire et de moduler un signal audiovisuel en considérant le signal électrique comme une matière à part entière. Dès lors, les premières vidéos de l'artiste (parfois décrites comme structurales) font la part belle aux parasites, saturations, jeux de couleurs et autres courts-circuitages et manipulations diverses des impulsions électriques nécessaires à l'établissement des bandes analogiques. Interrogeant les phénomènes physiques et les modèles mathématiques dans leur capacité de génération audiovisuelle, cette première vague d'artistes vidéo dont faisait partie Bill Viola (aux côtés de Nam June Paik dont il fut très brièvement l'assistant) évoluait dans un dialogue permanent avec les recherches menées dans la musique électro-acoustique, le cinéma expérimental ou encore l'art performance (dont des oeuvres comme The Space Between The Teeth en 1976, Reasons To Knocking At An Empty House en 1983, ou, la même année, Anthem par exemple, portent la marque).

En 1973, Viola signe une pièce très emblématique de ce type de travail consacré au traitement du signal électrique. Information est une bande vidéo obtenue par une « mauvaise » manipulation en studio de télévision. Un signal électronique aberrant provoque une série de perturbations qui se manifestent très curieusement sur la bande enregistrée (apparition arbitraire et involontaire de couleurs diverses, présences impromptues de signaux sonores alors qu'aucun appareil audio n'est raccordé).

Si, par la suite, Viola continue à mettre en scène la technologie elle-même, décrivant ses bandes en se référant aux théories de Marshall McLuhan (« The medium is the message ») et proposant des scénographies pour ses installations de plus en plus élaborées (passant du moniteur à la projection sur grandes surfaces), il développe parallèlement une réflexion sur le système perceptif humain. À partir du milieu des années 70, l'artiste multiplie les voyages en Orient et entame une véritable quête spirituelle. Démarche intimiste et intuitive, volonté d'expression d'un cheminement émotionnel et spirituel, prise en compte du spectateur et du rapport à l'altérité sont quelques-uns des éléments qui conduisent progressivement Viola à rapprocher la posture du vidéaste à celle de l'écrivain (c'est au titre de marqueur de sa propre subjectivité qu'il décide de figurer dans un grand nombre de ses vidéos) et à comparer l'art vidéo à la poésie. Par ses thématiques de prédilection (vie, mort, identité, spiritualité, sommeil, solitude, douleur), ses références symboliques (issues le plus souvent des pensées mystiques et bouddhistes) ou ses figures récurrentes (les situations dramatisées, les variations de vitesse, le ralenti, la citation, le silence), Viola devient le principal représentant d'une certaine tendance lyrique de l'art vidéo.

La caméra reste l'outil de référence qui dissèque, décrit, analyse et intellectualise le rapport au monde, mais l'image projetée ou diffusée laisse place à l'émotion qui permet de rassembler, d'éprouver et d'unir les êtres vivants qui prennent le temps de la voir. L'obscurité totale, le noir profond, que réclament la plupart du temps les installations de Bill Viola fonctionne pour lui comme une métaphore essentielle de la couleur de l'intérieur de la tête et à partir de laquelle la force créatrice peut vraiment se déployer.

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He Weeps for You, en 1976, est une installation très emblématique de cet entremêlement de puissance lyrique et analytique. Une goutte d'eau, agrandie par la vidéo et projetée sur un écran géant de manière à refléter la pièce et ses visiteurs, tombe d'un tuyau de cuivre sur un tambour en un bruit amplifié, sourd et inquiétant. Si le travail, dans sa lecture philosophique, fait se correspondre microcosme et macrocosme (l'espace et tous ses éléments sont unifiés dans un seul système dynamique, dans une seule cadence rythmique), l'œuvre, qui se veut le reflet de nos larmes (le titre est explicite), insiste sur les propriétés optiques et poétiques de la goutte, semblables à celles d'une lentille (la plus petite larme ou la plus petite goutte de pluie contient l'image du monde dans lequel elle tombe). Par la suite, l'eau, sous toutes ses formes et dans toutes ses symboliques, sera au cœur de la rhétorique visuelle de Bill Viola. Migration en 1976 prolonge la réflexion sur la goutte d'eau en tant que métaphore de la vidéo ; The Reflecting Pool (1977-1979), probablement l'une des œuvres les plus célèbres de l'histoire de l'art vidéo, s'amuse de la disparition du reflet dans l'eau d'une piscine d'un plongeur suspendu en apesanteur ; The Passing en 1991, qui évoque les événements de naissance et de mort et de passage de génération, offre des scènes sous-marines dépeignant un univers crépusculaire que l'artiste situe au-delà de la perception et de la conscience humaine ; The Sleepers en 1992 est conçu autour de sept moniteurs immergés dans l'eau de sept barils, chacun donnant à voir le visage d'une personne endormie en gros plan ; The Crossing en 1996 suspend la marche d'un personnage par un déluge d'eau ; l'installation Five Angels for the Millenium en 2001 donne à voir en une série de projections cinq corps s'animer verticalement en plongée dans un liquide que l'on imagine vital ; Emergence en 2002 fait surgir un corps christique d'un baptistère, et, dernièrement, Ocean Without a Shore, une installation présentée en l'église de San Gallo à Venise en 2007, fait revenir les morts à travers un rideau d'eau...

 

Ci-dessus : Two Women, 2008. Color High-Definition video on plasma display mounted on wall - Performers: Pamela Blackwell and Weba Garretson - Photo © Kira Perov - www.billviola.com

 

Ce motif récurrent s'accompagne d'un travail essentiel sur la temporalité (le ralenti, poussé souvent à son extrême, interroge le mouvement). L'idée de tableaux animés, à partir de Ancient of Days (1979) régit d'ailleurs nombre de ses oœuvres. La dimension illusoire du temps est révélée par des phénomènes d'inversion, d'ellipses, de ralentissement, d'accélération ou de variation soudaine de point de vue. Ainsi, Ancient of Days, qui débute par la séquence, montrée à l'envers, d'une table qui brûle, fait se succéder, entre autres choses, un plan fixe, accéléré, de l'obélisque de Washington filmé durant toute une journée, un plan d'une avenue de New York, également accéléré, une vue complexe du Mont Rainier (l'enfant jouant à l'avant-plan n'est pas soumis à la même variation temporelle que la montagne à l'arrière-plan) se transformant en panneau publicitaire, et, enfin, une horloge et un bouquet de fleurs inscrivant le film dans le registre de la vanité.

Ce travail sur le tableau animé atteint son apogée dans une série d'œuvres affichant très clairement l'inspiration de peintures anciennes, datant essentiellement de la Renaissance. Viola n'est bien sûr aucunement intéressé par la reconstitution exacte de la mise en scène du peintre, mais par l'exploration des affects en jeu dans l'œuvre, dont les puissances dépassent amplement le cadre référentiel de la tradition chrétienne occidentale. Ainsi, The Greeting, en 1995, recrée dans une installation vidéo une peinture « vivante » de La Visitation de Pontorno (1528), Four Hands en 2000 convoque l'Annunciation de Dieric Bouts (1445) et The Quintet of the Astonished (2000) s'inspire du Christ Raillé de Bosch (vers 1495). Nantes Triptych (1992), Dolorosa (2000), Six Heads (2000), The Crossing, Man of Sorrows (2001), Silent Mountain (2001) Observance (2002), Emergence, ou Ocean Without a Shore sont quelques-uns de ses travaux, fascinants, qui interrogent tout à la fois le rapport du spectateur à la perception du temps, du mouvement et du pictural. 

C'est précisément la place du spectateur, son immersion dans ce que Viola appelle lui-même le réalisme des sensations, des émotions, des perceptions, et des expériences, qui semble constituer au fil des œuvres l'axe toujours plus central du travail de l'artiste. Usant de dispositifs de projection variés (miroirs, moniteurs multiples, rétroprojecteurs, écrans monumentaux...) et d'effets visuels et plastiques particulièrement spectaculaires et haptiques (ralentissements extrêmes, grossissements soudains, pétrifications du mouvement...), Viola, plus proche en cela de l'expérience cinématographique que muséale, confère à ses images une dimension souvent qualifiée d'onirique, invitant ses visiteurs et ses spectateurs, plongés dans le noir, à bouleverser leurs régimes perceptifs habituels.

Véritable poète de l'art vidéo, comme le surnommait Nam June Paik, explorateur de l'indicible et du mystique, travailleur solitaire (à l'exception de sa collaboration avec Peter Sellars pour l'opéra Tristan und Isolde en 2005), habile technicien et bricoleur de génie (l'utilisation de systèmes optiques scientifiques pour capter les mirages du désert de Chott El-Djerid en 1979, la fixation d'une caméra sur une planche-balançoire dans Semi-Circular Canal en 1975), peintre des passions silencieuses et cinéaste des mouvements immobiles, Bill Viola est un artiste alchimiste, transmutant sons et images pour nous affranchir des limites de notre perception.

 

Dick Tomasovic
Août 2010

 


 

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Dick Tomasovic enseigne au Département des Arts et Sciences de la communication -  Théories et pratiques du spectacle (vivant ou enregistré).