Pierre Alechinsky : Récit d'un itinéraire pictural
Fig3-300

De son séjour au Japon, Alechinsky en tire un enseignement décisif. Progressivement, on le voit aborder des toiles de grand format, posées au sol. On le voit aussi utiliser l'encre pour tracer des signes de plus en libres et spontanés. À Morita, il écrira : « Pour nous l'expression qui a une valeur est celle qui est spontanée, elle ne consiste pas en une consommation de froids calculs. Votre approche et la nôtre se rencontrent sur le point de la spontanéité8. » En considérant le principe de spontanéité comme le point de rencontre entre deux cultures artistiques différentes, Alechinsky démontre que l'expérience calligraphique est avant tout mise au service de sa propre aspiration à inaugurer un dialogue entre écriture et peinture dans l'espace même de l'œuvre. La calligraphie, comme objet de discours et d'inspiration, est donc bien pour le peintre le moyen de concrétiser un projet graphique qui, depuis Cobra, est entièrement dévolu à l'invention d'une écriture spontanée. Le système recherché par le peintre met toutefois du temps à se mettre en place. L'usage de la peinture à l'huile, dont les contraintes de séchage s'accommodent mal de l'orientation qu'il veut donner à son travail, ralentit Alechinsky dans sa quête. La solution vient en 1965, avec la découverte d'un autre matériau, l'acrylique. À Alechinsky d'écrire :

Ma première peinture à l'acrylique date de 1965, je peignais sur une feuille de papier dans l'atelier de Walasse Ting à New York ; j'emportai cette feuille en France. Je me mis à l'observer, punaisée au mur, tout en dessinant à la queue leu leu sur de longues bandes de papier Japon. J'épinglai celles-ci à l'entour : je venais d'organiser Central Park, ma première peinture à remarques marginales. Je collai le tout sur une toile : premier marouflage. J'allais bientôt me déshabituer de la peinture à l'huile9.

Alechinsky - Central Park

Combinée à la leçon de la calligraphie, l'expérience de l'acrylique offre à Alechinsky la possibilité d'un relâchement et une solution de continuité entre dessin et peinture. Central Park (ci-contre) en est le premier témoignage évident. Réalisée en 1965 à New York, où le peintre passe un long séjour en compagnie de Walasse Ting, cette toile marque un véritable tournant. Avec elle, se met en place sa « méthode ». Le format monumental est combiné au geste spontané, le tracé fluide et rapide du pinceau oriental suggère d'infinis enchaînements et, surtout, la liberté formelle s'accompagne dans les marges d'un récit, tramé en noir et blanc. À la manière des prédelles qui accompagnaient les retables médiévaux, ses marges –  qui deviendront sa marque – encadrent, resserrent, et commentent le centre du tableau10.  Formant le cadre historié du motif central en couleur, ces « remarques marginales » induisent un processus rythmique au terme duquel le tableau relie l'iconicité11, incarnée par le serpent au centre, et la narrativité qu'imposent marges et prédelles. Alechinsky joue également du contraste entre la couleur stridente du centre,  « retenant les yeux de celui qui passe devant le tableau »12, et le noir et blanc fixés à la périphérie du rectangle. Il en fera ce commentaire :

J'ai repris cette forme, venue de la topographie du parc, à l'acrylique, sur un rectangle de papier posé au sol. L'été suivant, j'ai punaisé cette image sur un mur de l'ancienne école d'un village de l'Oise, où j'avais un atelier. Et pendant plusieurs soirées, en regardant cette image, je me suis mis à dessiner au pinceau et à l'encre de Chine sur des bandes de papier Japon, comme ça, pour le plaisir, mais tout en pensant aux mythologies citadines que ce parc « ventral » de New York suscitait. Puis, pour voir ce que cela donnerait, je les ai fixées à la périphérie du rectangle très coloré peint à New York. Ca fonctionnait étrangement, les remarques marginales (terme emprunté à l'estampe) en noir et blanc entourant la zone colorée du centre retenant les yeux de celui qui passe devant le tableau13.

Avec Central Park, Alechinsky jette les bases d'un univers plastique en perpétuel mouvement d'où jaillissent de drôles de bêtes souvent serpentines, des volcans en éruption, des courbes et des spirales. Le vocabulaire n'est sans doute pas assez abondant pour décrire les manipulations, détournements et tourments qu'il fait subir à ses œuvres :

Petit à petit, je me suis constitué, dessinant, un vocabulaire d'images d'après des modèles disposés sur ma table, près de l'encre et du papier ; modèles on ne peut plus humbles (si tant est que l'on puisse prêter quelque caractère à des cailloux, des racines, des pelures d'orange). Par enchaînement, un peu à la manière du calembour, j'ai vu apparaître les dames de mes pensées, les chapeaux en plume des Gilles de Binche (soudainement proches des Mayas), éruptions volcaniques (autres bouquets), spirales, volutes, méandre d'une rivière devenant sentes, ou lacets, ou serpents14.

 



8 Alechinsky, Pierre, cité par FROLEY, Elisabeth, « Abstractions et calligraphies », dans le catalogue de l'exposition Les sources japonaises de l'art occidental, Paris, Galerie Jeannette Ostier, 1986, n.p.
9  Alechinsky Pierre, « Les moyens du bord », dans Hors-cadre, Bruxelles, Editions Labor, 1996, p. 17.
10 Bellet Harry, « Pierre Alechinsky, les espiègleries d'un serpent à poils », dans Le Monde, 16 septembre 1998.
11 Draguet Michel, « Troisième mouvement. Promenades marginales », dans le catalogue de l'exposition Alechinsky de A à Y. Catalogue « raisonnable » d'une rétrospective, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts, 2008, p. 197.
12 Pierre Alechinsky, cité dans  Alechinsky. Le rêve au bout du pinceau, Télérama hors série, 1998, p. 29.
13 Idem, p. 29.
14 Pierre Alechinsky, cité sur le site http://www.moreeuw.com/histoire-art/pierre-alechinsky.htm (dernière consultation : le 4 août 2010)

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