Pierre Alechinsky : Récit d'un itinéraire pictural

À l'hiver 1951, Alechinsky s'installe à Paris. Les raisons de cette expatriation sont aussi nombreuses qu'évidentes. Outre la proximité linguistique et géographique qui existe entre la Belgique et la France, Paris est, depuis le 19e siècle, la capitale mondiale de l'art : les salons, les galeries, les ateliers où se joue l'histoire de la modernité, tout s'y trouve concentré. Lorsqu'il arrive à Paris, Alechinsky n'est pas un inconnu du monde de l'art. Membre du groupe Cobra jusqu'à sa dissolution en 1951 et repéré par la critique lors de sa première exposition personnelle à la galerie Lou Cosyn en 1947, il débarque à Paris  grâce à une bourse du gouvernement français qui lui permet d'étudier la gravure à l'Atelier 17, dirigé par Stanley William Hayter. Il y rencontre Calder et Miró, et commence à s'intéresser à la calligraphie au contact du peintre chinois Walasse Ting qui lui apprend les techniques des peintres extrêmes-orientaux, technique rendant au corps sa libre gestualité : papier posé sur le sol, l'encrier à la main, le corps debout, mobile, la main désurbordonnée de l'œil4.  Alechinsky écrit :

En octobre 1954, j'observe à Paris Walasse Ting, dans sa piaule du quartier chinois, passage Raguinot : il est accroupi devant son papier. Je suis les mouvements du pinceau, la vitesse. Très importantes les variations de la vitesse, d'un trait, accélération, freinage. Immobilisation. La tache inamovible légère, la tache inamovible lourde. Les blancs, tous les gris, le noir. Lenteur et fulgurance. Ting hésite, puis tout à trac la solution, la chute du chat sur ses pattes. Dernière figure gracieuse au-delà du papier5.

Parallèlement à ses observations dans la « piaule » de Ting, Alechinsky entretient une correspondance avec Morita Shiryû, directeur de Bokubi, une revue consacrée à la calligraphie ancienne et moderne du Japon. C'est sur une table de l'Atelier 17 qu'il découvre l'existence de cette revue. Il écrira à ce propos :

Mon attention venait d'être attirée par un groupe d'écrivains-calligraphes qui publiaient à Kyoto une revue spécialisée, Bokubi (traduction libre : « le plaisir de l'encre ») ; elle trainait, ouverte aux bonnes pages, entre des boîtes d'encre, des chiffons de tarlatane et des plaques de cuivre, sur une table de l'Atelier 17 – la célèbre école de gravure de Bill Hayter où je travaillais (...). Jusqu'en 1955, je n'aurai plus qu'un but : me rendre au Japon (...)6.

Alechinsky part pour le Japon en octobre 1955. À Kyoto, il s'immerge dans l'univers des calligraphes de Bokubi. À nouveau, il observe et, surtout, il réalise un film documentaire, Calligraphie japonaise, dans lequel il n'apparaît pas directement, mais à travers lequel apparaissent les leçons qu'il a prises au contact des calligraphes de Bokubi

CalligraphiePierre Alechinsky et le cameraman Francis Haar sur le tournage, à Kyoto, de Calligraphie japonaise,  1955, © Micky Alechinsky

 

Dans le Boletin de El Paso, Antonio Saura commentera le film en ces termes :

Lors de son récent voyage au Japon, Pierre Alechinsky a réalisé un document cinématographique remarquable sur la calligraphie japonaise (...). La brièveté de certaines scènes, l'ingénuité du montage et de quelques métaphores plastiques, etc., ne portent pas préjudice à ce premier film, premier documentaire consacré aux plus remarquables calligraphes japonais actuels et à leurs techniques de travail. La calligraphie japonaise abstraite présente un grand intérêt pour nous, car elle est le plus bel exemple de l'une des tendances majeures de la peinture actuelle : celui d'une libération du geste spontané comme expression première et élémentaire, voie dans laquelle s'engagent plusieurs peintres occidentaux, d'une manière parfois indirecte ou plus clairement revendiquée7.

 


 

4 Miller Richard, Cobra, Paris, Nouvelles éditions françaises, 1994, p. 56.
5 Alechinsky Pierre, Roue libre, Genève, Skira, 1971, p. 116.
6 Alechinsky Pierre, « Pollock et Guernica », dans Baluchon et ricochets, Paris, Gallimard, 1994, p. 99.
7 Saura Antonio, dans le Boletin de El Paso, novembre 1957, cité dans le catalogue de l'exposition Alechinsky, Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1998, p. 170.

 

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