Après une douzaine d'ouvrages critiques (monographies, éditions, anthologies et actes), Luciano Curreri se remet en jeu comme « narrateur ». Il n'est pas simple de rendre compte de son nouveau choix, où transparaît en tout état de cause un peu de son activité d‘essayiste et d'historien de la culture.
La première nouvelle, A ciascuno i suoi morti (À chacun ses morts), sert de titre à l'ouvrage et dépeint les affres d'un écrivain déchiré entre sa passion d'écrire et la maladie de son enfant. Dans les autres nouvelles un poète amateur du beau sexe se prend pour Gabriele d'Annunzio et la mort d'un père typographe sert de prétexte à une discussion sur les livres, sur celui que chacun devrait écrire même pour dire qu'il ne lui est rien arrivé et sur les essais qui sont de vrais livres dans les livres. Avec Un orso a fragole, (Un ours aux fraises), un professeur et son élève dialoguent sur l'improbable réalité des choses : comment tutoyer la vie, la vivre sans y être nécessairement préparé. Dans Una data (Une date), Luciano Curreri joue avec la langue de Dante. Il débute avec une période torrentielle – treize lignes sans ponctuation ! – chère à Pier Vittorio Tondelli (notamment dans Altri libertini, de 1980). Il poursuit en multipliant néologismes, diminutifs et images à l'emporte-pièce pour conclure que le sexe peut être triste. Dans Storia del sudore (Histoire de la sueur) un auteur en herbe exprime sa haine du papier buvard et ses émotions d'adolescent en écrivant : « Quand il pleut, c'est comme si le monde pleurait ». Pendant ma jeunesse, raconte le héros de Della luna al posto del sole (De la lune au lieu du soleil), j'ai lu comme un fou tout en me méfiant des bibliothèques et de ceux qui lisent le crayon collé aux doigts. Ils ne se rendent pas compte que s'ils soulignent tout, c'est comme s'ils ne soulignaient rien. Mon père m'avait appris à lire mais il personnifiait le « non ». Un jour, je cessai de l'appeler « papa », je jetai mes livres et me mis à la guitare. À l'université, je passai mon temps couché, j'allais voir les filles. J'ai fini par obtenir une chaire de professeur de Lettres à Ferrare.
L'écriture est alerte, plaisante, bien différente de la prose de l'essayiste, multiforme, résolument moderne, décoiffante. Les mots jaillissent. On pense à Stefano Benni. Les thèmes, à l'occasion autobiographiques, se bousculent et évoluent de paragraphe en paragraphe. Le ton est ironique, direct, familier, plaisamment scatologique, parfois crypté, presque surréaliste. Le recueil, plaira à tous ceux que la langue de Dante, assurément revivifiée, intéresse.
L'auteur conclut son recueil de dix « racconti » avec un « envoi » tendrement tragique : Il transpirait continuellement. L'été, il se promenait avec un chiffon pour essuyer la flaque qui se formait sous ses pieds. Il le faisait toujours avant de se remettre en marche. Un jour il oublia de le faire. Il glissa, se cogna la tête, mourut.
Willy Burguet
Août 2010
Willy Burguet est auditeur libre en faculté de Philosophie et Lettres de l'ULg.
L.Curreri, A ciascuno i suoi morti, Cuneo, Nerosubianco, 2010, 103 p.
Luciano Curreri (1966) est professeur de Langue et littérature italienne à l'Université de Liège où il enseigne la civilisation, la littérature moderne et contemporaine, l'histoire de la critique et de la langue. Il s'est spécialisé dans l'histoire littéraire des 19e et 20e siècles et il a édité plusieurs textes de Collodi, Fucini, Gualdo, Salgari, Dessí et Baravalle. L'approche interdisciplinaire et comparatiste caractérise la plupart de ses publications. Parmi ses derniers livres publiés : D'Annunzio come personaggio nell'immaginario italiano ed europeo (1938-2008). Una mappa (Peter Lang 2008) ; Metamorfosi della seduzione (ETS 2008) ; Pinocchio in camicia nera. Quattro "pinocchiate" fasciste (Nerosubianco 2008) ; Le farfalle di Madrid. L'antimonio, i narratori italiani e la guerra civile spagnola, (Bulzoni 2007), traduit en espagnol. La consegna dei testimoni tra letteratura e critica. A partire da Nerval, Valéry, Foscolo, d'Annunzio (Firenze University Press 2009). Il lui arrive de collaborer à « L'Indice » et d'organiser des colloques : le dernier était consacré à Fascismo senza fascismo ? Indovini e revenants nella cultura popolare italiana (1899-1919 e 1989-2009), Liège, 15-17 mars 2010.