Rencontre avec Erik Spinoy, chargé de cours en littérature néerlandaise et en théorie littéraire à l'ULg.
Existe-t-il des différences entre les littératures de Flandre et des Pays-Bas?
Oui, tout à fait. Il y a, tout d'abord, des différences au niveau de la langue : tout comme le français d'un Belge est différent de celui d'un Français, le néerlandais d'un Flamand est différent de celui d'un Hollandais. Ces différences vont au-delà de la prononciation : elles sont lexicales, idiomatiques, syntaxiques, sémantiques, de registre, etc. D'autre part, les textes littéraires portent très souvent les traces du contexte dans lequel ils ont vu le jour. Or, ce contexte est fort différent d'un pays à l'autre. Les différences se manifestent dans les thématiques abordées, dans l'univers des noms propres utilisés, dans les mentalités évoquées, dans les influences subies... De plus, on constate que la littérature flamande se montre généralement plus ouverte aux tendances internationales et novatrices que la littérature hollandaise.
Ces deux littératures ont aussi connu des histoires différentes.
La littérature flamande est plus ancienne que la littérature hollandaise. Les œuvres les plus importantes du Moyen Âge sont écrites en Flandre et au Brabant, où se situent les villes et les centres artistiques et littéraires les plus importants : Bruges, Gand, Anvers, Bruxelles... Cependant, dès le 17e siècle, « siècle d'or » de la Hollande, le centre de gravité de la littérature se décale vers le Nord. Amsterdam devient alors le centre incontesté de la littérature néerlandaise, pour le rester jusqu'à nos jours. Aux Pays-Bas, la littérature du 18e siècle participe pleinement à la vie intellectuelle internationale (les Lumières) et aux grands courants artistiques (le classicisme, le sentimentalisme) et reprend des formes littéraires nouvelles des autres littératures européennes (le roman).
À cette même époque, la littérature néerlandaise dans les Pays-Bas méridionaux connaît un déclin spectaculaire, qui ne sera freiné qu'au début du 19e siècle. Le premier roman flamand ne paraît que dans les années 1830, sous l'influence du romantisme international. Henri Conscience publie alors ses romans historiques, comme le célèbre Le Lion de Flandre écrit sous l'influence d'écrivains étrangers comme Walter Scott et Victor Hugo. La littérature flamande moderne a donc un retard énorme par rapport aux autres littératures européennes en général, et par rapport à la littérature hollandaise en particulier. Ce n'est que dans les années suivant l'indépendance belge qu'une littérature flamande d'expression néerlandaise commence à se reconstituer.
Ces littératures se différencient-elles d'un point de vue religieux ?
De nos jours, les différences religieuses ne jouent plus guère de rôle, mais cette situation est le produit d'évolutions historiques assez récentes, les différentes religions ayant laissé leur empreinte dans les littératures néerlandophones respectives. Au 19e siècle, par exemple, une partie importante de la production hollandaise en poésie consiste en ce qu'on appelle la « Domineespoëzie » – une poésie utilitaire, conservatrice et moralisatrice écrite par des pasteurs. Mais dans la deuxième moitié de ce même siècle, la littérature hollandaise commence très graduellement à s'émanciper de la religion, et notamment du protestantisme, religion prédominante aux Pays-Bas. Cette évolution connaitra sa conclusion dans les années 1960 et 1970, années de contestation et d'émancipation. Dans ces décennies, des écrivains comme Jan Wolkers et Maarten ‘t Hart écrivent des romans qui peuvent être lus comme une sorte de liquidation définitive de l'influence de la religion protestante.
En Flandre, une bonne partie de la littérature a longtemps été sous l'emprise de l'Église catholique qui est restée un pouvoir redoutable dans le domaine de la culture flamande jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale. Le poète le plus important de cette littérature au 19e siècle est Guido Gezelle, un prêtre qui – malgré le fait qu'il écrit des poèmes très novateurs pour l'époque – propage une idéologique terriblement réactionnaire, côtoyant l'intégrisme. Et au début du 20e siècle, on assiste à un véritable réveil catholique et anti-moderniste. Cependant, il ne faut pas oublier que la littérature flamande moderne a, dès le début, connu des tendances nettement plus modernes et libérales, qui se sont d'ailleurs renforcées au fil du temps. C'est surtout dans l'après-guerre qu'elle subit une laïcisation rapide et radicale. En Flandre, des auteurs comme Hugo Claus et Louis Paul Boon jouent un rôle pionnier dans cette évolution. Depuis, le rôle du catholicisme dans la littérature flamande a pratiquement disparu.
Le roman néerlandais a-t-il été marqué par certains courants?
Oui, il existe une longue tradition de romans réalistes et naturalistes, et d'autres romans portent les traces du néoromantisme, du vitalisme, du modernisme et, plus récemment, du postmodernisme. Il y a cependant une différence notable entre les Pays-Bas et la Flandre. Aux Pays-Bas, ce sont surtout les traditions réalistes et naturalistes qui se sont avérées particulièrement influentes, tandis que la Flandre s'est montrée plus sensibles aux tendances modernistes et postmodernistes. Le Nouveau Roman français a trouvé toute une série d'adeptes flamands tandis que l'accueil réservé à ces expériences novatrices dans le domaine de la prose narrative a été nettement moins favorable aux Pays-Bas.
Les deux guerres mondiales sont-elles importantes dans l'imaginaire de cette littérature?
Cela vaut surtout pour la Seconde Guerre Mondiale. En 1914, les Pays-Bas ont eu la chance de voir leur neutralité respectée, ce qui ne fut par le cas de la Belgique où la Grande Guerre n'a pourtant pas inspiré des œuvres littéraires canonisées en néerlandais. Cela ne veut d'ailleurs pas forcément dire que ces œuvres n'existent pas ou qu'elles n'ont aucune valeur mais plutôt qu'elles ont été fort peu appréciées par la critique et par l'histoire littéraire de l'époque contemporaine. Actuellement, des recherches littéraires sont menées dans le but de redécouvrir et de décrire cette littérature flamande de cette époque.
Parcontre, l'impact de la Seconde Guerre Mondiale a été profond et de longue durée aux Pays-Bas où elle a duré nettement plus longtemps qu'en Belgique et qui a dû subir le terrible « hiver de la disette » de 1944-1945. L'expérience de la guerre fut d'autant plus traumatisante dans ce pays caractérisé par une très longue tradition pacifique que le régime nazi y fut extrêmement dur et répressif. La Shoah y a été horriblement efficace, une très grande partie de la population juive, qui occupait d'ailleurs une place très visible dans la vie politique, intellectuelle et artistique du pays, fut déportée vers les camps de la mort. Il n'est donc guère étonnant que les romanciers les plus importants de l'après-guerre, tels Willem Frederik Hermans, Harry Mulisch (de père allemand et de mère juive) ou Gerard Reve, aient ressenti le besoin de consacrer une bonne partie de leurs œuvres à cette période. Par ailleurs, de nombreuses publications liées à l'extermination des juifs hollandais ont vu le jour, dont le plus connu est évidemment le journal d'Anne Frank.
En Flandre, l'impact de ce conflit sur la littérature s'est avéré considérablement plus modeste. Ici, c'est surtout la collaboration d'un grand nombre de nationalistes flamandes qui a été thématisée, principalement dans l'œuvre d'Hugo Claus.