
Le grand Vladimir Nabokov n'aura pas exercé sa maestria que dans les genres du roman, de l'essai, de la poésie et de l'autobiographie. Le récent Quarto que lui consacrent les Éditions Gallimard nous rappelle qu'il fut aussi un nouvelliste hors pair, en rassemblant l'intégralité de ses proses plus ou moins brèves qui épousent le double mouvement d'une écriture et d'une vie. Car il y a une faille majeure dans la vie de Nabokov : alors qu'il n'avait publié que dans la langue de Pouchkine, le polyglotte consomme une « brisure » linguistique en 1940. On l'avait vu en septembre 1939 écrire sa seule et unique nouvelle en français, Mademoiselle O, alors qu'il subsistait chichement à Paris. À la veille de quitter l'Europe pour le Nouveau Monde, il donne ses deux dernières compositions en russe, Solus Rex et Ultima Thulé, pour ne plus jamais prendre la plume qu'en anglais...
Que retirera-on de ces intrigues serrées, de ces portraits et de ces tranches de vie, datés pour la plupart de la période berlinoise ?
Tout d'abord les indices flagrants d'une maturité précoce. Nabokov, jeune homme ballotté par les remous de l'Histoire, a vingt-quatre ans à peine lorsqu'il signe, parmi ses premières productions remarquables, Le Mot, réflexion onirique sur le langage, ou Ici, on parle russe, trouvaille subversive que lui a inspirée un étudiant démasqué comme membre de la Guépéou.
Ensuite, le noir éclat de l'ironie dont scintillent ses nouvelles. Ironie du sort qui fait, par exemple, se côtoyer deux conjoints perdus de vue, séparés depuis des années par la Révolution bolchevique, dans un même compartiment de train et que rien ne réunira. Ironie du hasard, dans les lignes affûtées du Rasoir, où un ancien bourreau, s'asseyant inconsidérément dans le fauteuil d'un barbier qui fut jadis de ses victimes, va se voir infliger une bonne leçon d'humanité, sur le fil de la lame.
Enfin, l'illustration de thèmes transversaux. L'art, pour n'en prendre qu'un, est souvent au cœur des préoccupations de Nabokov, et un récit tel que La Vénitienne pourrait tenir lieu dans sa bibliographie de Portrait de Dorian Gray. L'auteur y joue sur la duplicité et la supercherie, deux ressorts essentiels à sa définition de l'esthétique. La fascination pour le visage d'une superbe italienne de la Renaissance se superpose avec la beauté, concrète celle-là, d'une femme en compagnie de qui l'un des personnages va duper sa famille, son entourage... et le lecteur ! Bachmann transpose dans le domaine musical cette obsession tragi-comique de la perfection, cette confusion entre l'art et la vie qui guide, jusqu'à l'aveuglement pur et simple, plusieurs figures nabokoviennes.
Plus peut-être que dans ses romans, très construits et multipliant les subtilités en tous genres, c'est à travers les épures de ses nouvelles que nous pouvons apprécier le talent de Nabokov. Tout en usant d'une grande économie de moyens, il nous fait partager le vertige de protagonistes saisis à un moment de basculement, à un nœud fatal de leur existence.
Terreur est exemplaire de cette veine, d'une concision redoutablement efficace. Constituée du monologue d'un homme qui restera anonyme, cette nouvelle est empreinte d'une angoisse qui atteint son paroxysme bien avant d'être confirmée par l'annonce de ce qui l'a engendrée : la mort de l'être aimé. Contraint de s'éloigner de son amante, le personnage se trouve progressivement plongé dans un profond état de perturbation, comme s'il nourrissait la prémonition du décès de « son double » et ressentait les effets destructeurs sur son psychisme d'un drame non encore avenu. Sa déstabilisation mentale entache dans l'absolu son rapport au réel. « Voyez-vous, nous trouvons un réconfort à nous répéter que le monde ne pourrait exister sans nous, qu'il existe seulement dans la mesure où nous existons, dans la mesure où nous sommes capables de nous le représenter. La mort, les espaces infinis, les galaxies, tout cela est effrayant par le seul fait que ces phénomènes transcendent les limites de notre perception. Eh bien, par cette journée terrible, après le ravage d'une nuit sans sommeil, quand j'entrai dans le centre d'une ville fortuite, et que je vis les maisons, les arbres, les automobiles, les êtres, mon esprit refusa d'un coup de les accepter comme "maisons", "arbres", etc., comme choses reliées à la vie humaine de tous les jours. Ma ligne de communication avec le monde se brisa net ; j'étais livré à moi-même, le monde existait de son côté et ce monde-là était dépourvu de sens. » Des propos auxquels trouvera un écho, avec une décennie de distance, la nausée d'un Antoine Roquentin...
Le malaise, le cauchemar ou le délire sont tapis dans chaque nouvelle de Nabokov, qui ne recule devant aucune audace formelle et s'avère éminemment moderne dans le choix de ses stratégies énonciatives. Citons Guide de Berlin, préfiguration de souvenirs en quête d'un esprit où s'ancrer, Détails d'un coucher de soleil, ultime stream of consciousness d'un narrateur ivre, ou Le Cercle, nouvelle en anneau de Moebius, dont la phrase liminaire fait suite à la dernière.
L'inquiétude débouche parfois sur des fantasmes borgésiens, comme dans la stupéfiante Visite au musée. Un jeune homme se voit chargé par un sien ami d'aller acquérir en son nom un portrait dans un musée de province. À partir de cette démarche anodine, qu'il effectue à contrecœur, le protagoniste verse dans un réalisme magique effarant et s'égare dans les galeries d'un labyrinthe fatrasique, qui n'est rien d'autre au final qu'une projection à grande échelle de sa mémoire de déraciné.
Les nouvelles directement écrites en anglais attestent que Nabokov s'est, durant sa période américaine, peu à peu détourné de la « short story » au profit de textes plus amples. Minoritaires (une dizaine en tout), elles frappent par leur degré de sophistication, tant au niveau stylistique que dans leur complexe charpentage. Il suffit pour s'en persuader de se frotter aux Scènes de la vie d'un monstre double, fabuleuse évocation de Lloyd et Floyd, siamois soudés de leur état, dont le quotidien sordide et le destin abrupt n'est pas sans rappeler le meilleur David Lynch.
Le fil rouge de l'imaginaire nabokovien est le souvenir. Même s'ils sont immergés dans un présent problématique et s'ils apparaissent dénués de biographie, ses anti-héros sont tous lourds d'un fardeau : le bagage mémoriel qu'ils n'ont de cesse de trimballer. Une malle encombrante qu'ils hésitent à rouvrir, qu'elle contienne un filet à papillons (L'Aurélien) ou un squelette (Vengeance) ; et quand ils s'aventurent à en soulever le couvercle, c'est à leurs risques et périls, comme si la vérité ne revenait vers eux que pour mieux les annuler.
Nabokov l'expose avec finesse au début d'Un homme occupé : « Celui qui se préoccupe par trop de la mécanique de son âme est fatalement amené à être le témoin d'un phénomène banal mais pourtant curieux et un peu attristant : la mort subite d'un souvenir insignifiant, rappelé par une circonstance fortuite de l'humble hospice reculé où il achevait paisiblement son existence obscure. Il clignote, il palpite encore et reflète un peu de lumière, mais l'instant d'après, sous vos yeux, il pousse un dernier soupir et tombe raide mort, victime de cette transition trop brutale vers la lumière du présent. Tout ce qui reste entre vos mains désormais, c'est une ombre, une transposition abrégée de ce souvenir, dépourvue, hélas, de l'authenticité magique et convaincante de l'original. »
Un théâtre d'ombres, voilà bien ce qu'offre ce recueil de nouvelles, de bout en bout mû par « l'authenticité magique et convaincante » de la littérature...
Frédéric Saenen
Juin 2010

Frédéric Saenen est chargé d'enseignement en français-langue étrangère à l'ISLV. Il publie de la poésie, des nouvelles et des articles de critique littéraire.