
Jacques Prévert, Paroles (Folio)
Ce recueil de poèmes brille par la façon originale de dire le quotidien en transformant les banalités qui lui sont propres à travers un langage poétique qui oscille entre l'humour et la révolte, entre des sentiments personnels ou des souvenirs tendres et des événements politiques et sociaux contre lesquels Prévert s'insurge. Ce qui mérite surtout qu'on retienne cet ouvrage, c'est la simplicité et l'humilité intelligentes avec lesquelles le poète aborde et oriente son style par rapport aux différents sujets envisagés. Prévert désirait être un poète pour tous, notamment pour la classe ouvrière, qu'il défend avec conviction dans ses textes. Il évite toutefois de tomber dans le cliché. Au contraire, sa remise en question du monde et de l'ordre établi passe par des pirouettes verbales et un ton cocasse savamment exploités. Cette perspective d'une poésie originale adaptée (et non « réduite » ou « limitée » comme le pensent certains) au plus grand nombre constitue selon moi un magnifique projet dont les gens doivent se souvenir, autant que de l'importance accordée par Prévert aux petites choses qui, à l'inverse de beaucoup d'idées préconçues, ruissellent d'éléments poétiques. L'attendrissement sans la miévrerie, la tristesse sans le tragique, la simplicité liée à l'imaginaire, à la fantaisie et à l'audace, le goût et la soif du bonheur tant individuel que collectif, voilà autant de raisons de relire et relire ces Paroles dont notre civilisation a selon moi bien besoin. (Thomas Vandormael)

Arthur Rimbaud, Illuminations (Pocket)
« Œuvre enfin hors de toute littérature et, probablement, supérieure à toute », selon l'avis toujours fin et pertinent de Félix Fénéon, les Illuminations d'Arthur Rimbaud constituent, à mes yeux, une forme d'accomplissement de la poésie française. D'une vigueur et d'une beauté plus pure, sans doute, que les minutieux ciselages parnassiens de l'époque, le recueil est lui-même une illumination totale, fête du verbe où se mêlent métaphores puissantes (« Tout se fit ombre et aquarium ardent » – soit, dans le poème Bottom, la périphrase de l'orgasme la plus efficace de toute la littérature française) et paysages oniriques (Métropolitain, Promontoire, la série de Ville[s]). Mais plus encore que par cette seule dimension décorative, qui n'en ferait, pour le dire de façon mallarméenne, qu'un « aboli bibelot d'inanités sonores » supplémentaire, le recueil se donne à lire comme un produit formidablement engagé de et contre son époque, violant les orthodoxies littéraires (en optant notamment pour la prose et en s'essayant au vers libre de Marine et Mouvement, le recueil déjoue les structures classiques de la poésie) et sociopolitique (mêlant clins d'œil, caricatures et inside jokes, de nombreux textes revisitent de la sorte l'épisode traumatique de la Commune). D'un point de vue trajectoriel, les Illuminations sont aussi l'œuvre par laquelle, davantage encore qu'Une saison en enfer, Rimbaud ferme la porte d'un monde des lettres décevant et, refusant d'en jouer plus longtemps le jeu, règle ses comptes avec lui (« d'ailleurs il n'y a rien à voir là-dedans », dit le « je » boudeur du deuxième volet d'Enfance, en une note autotélique qui, comme souvent dans le recueil, efface symboliquement le tableautin qui vient d'être esquissé) pour choisir, comme l'écrira Breton plus tard, « plutôt la vie ». (Denis Saint-Amand)
