
Robert Walser, Vie de poète (Points Seuil)
Traduction de Marion Graf
Les petits textes en prose de Robert Walser ne se résument pas. Ils se savourent. Ce Suisse allemand, né en 1878 et mort en 1956, en a écrit des centaines. Entre chroniques, souvenirs et poèmes en prose, ils sont empreints d'une grâce si subtile qu'au terme de chacun, on se demande toujours si Walser est un vrai ou un faux naïf. Quand il rapporte ses nombreuses promenades de randonneur, il ne manque jamais de préciser la façon dont il était habillé. Les descriptions des paysages et de la nature sont lumineuses. Chaque rencontre, sur la route, révèle chez cet homme aux dehors bourrus la tolérance de son ouverture d'esprit. Qu'on ne s'y trompe pas : il est aussi pointilleusement attentif aux questions de classes, de subordination, de relations sociales. Un œil ouvert, grand ouvert sur le monde et les gens.

Jakob Wassermann, L'Affaire Maurizius (Folio)
Traduction de Jean-Gabriel Guideau
Basée sur une célèbre erreur judiciaire du début du siècle, L'affaire Maurizius de Jakob Wassermann met en scène un quatuor de personnages masculins, autour desquels gravite une humanité superbe en ses révoltes, ses élans de bonté, ses tourments silencieux ou ses faiblesses. Il y a d'abord l'inflexible juge Andergast, modèle de droiture, pétri des rigueurs d'une profession à laquelle il se dévoue sans partage. Son fils, Etzel, est un adolescent au caractère bien trempé, qui ne parvient pourtant pas à percer la carapace de ce père, à la fois omniprésent en matière d'éducation ou de remontrances, mais avare de la moindre manifestation de tendresse. L'occasion d'affirmer son indépendance va être offerte à Etzel quand il aura vent de l'affaire Leonard Maurizius, vieille de dix-huit ans, et se persuadera que l'homme qui croupit en cellule pour le meurtre sa femme est innocent. Etzel fugue à Berlin, dans l'espoir de rencontrer Waremme, le quatrième protagoniste, unique témoin visuel du crime et véritable âme damnée de Maurizius. Dès lors, les rouages des révélations et les ressorts des intentions s'enclenchent, impitoyablement. En arrière-fond de cette fresque, un deus ex machina agence les destins, le Temps, à propos duquel Wassermann a écrit des pages essentielles, rendant pour ainsi dire palpable le sentiment de la relativité. (Frédéric Saenen)

Ben Ames Williams, Une femme étrange (Phébus)
Traduction de Marion Gilbert, Thérèse Caservitz et Éric Dussert
Une femme étrange de l'Américain Ben Amis Williams, publié en 1940, mêle des traits propres à la chronique familiale, au récit historique et à l'étude de mœurs. Mais ce qui sublime ces différents éléments narratifs, c'est le portrait d'une femme monstrueuse, autour de laquelle viennent s'agglutiner et se ruiner les destins... En tout, l'« héroïne » Jenny Hager va successivement briser les vies de cinq hommes. Et jamais l'auteur ne donnera les raisons de la cruauté viscérale qui anime son personnage. Il faut dire que toute la maestria et le charme trouble de ce livre résident dans l'art de l'ellipse qui y est maintenu sur plus de 600 pages. Aucune description érotique, par exemple, n'émaille un texte dont pourtant le désir, le plaisir, le vice même sont les ressorts intimes. Il faut chercher du côté des dialogues, des atmosphères, des moments où les yeux de Jenny pétillent quand elle assiste à une exécution publique ou se fait relater une scène macabre, pour percevoir la tentation permanente du Mal derrière chacun de ses gestes, chacune de ses initiatives. Cette œuvre remarquable entraîne le lecteur, au fil de révélations sordides, vers un acmé d'incompréhension face à la méchanceté pure qui s'étale sous ses yeux. Une leçon en matière d'observation des caractères et donc, de création romanesque. L'épopée d'une indomptable hystérie. (Frédéric Saenen)

Virginia Woolf, Flush : une biographie (Le Bruit du temps)
Traduction de Charles Mauron
Cette « biographie », parue en 1933, est un chef-d'œuvre de l'art narratif. Pour la grande romancière anglaise, retracer la vie du chien Flush, c'est prendre un biais subtil pour évoquer celle de sa maîtresse, la poétesse victorienne Elizabeth Barrett Browning, vie dont les éléments majeurs sont une santé médiocre, une quasi réclusion, l'autorité d'un père qui lui interdit le mariage, la rencontre du poète Robert Browning, leur mariage secret et leur exil en Italie.
Woolf se joue de son lecteur en le plaçant dans les mêmes conditions d'ignorance que Flush face aux événements qui agitent les personnages humains (on peut tout aussi bien connaître ou ignorer la vie d'Elizabeth Browning) : qui est cet homme qui rend visite à Elizabeth ? pourquoi part-on ? où va-t-on ? que font donc ces êtres étranges ? Tout est vu du point de vue du chien – sans qu'il soit, et pour cause, le narrateur de sa propre vie. Dans ce presque roman, l'auteur ne recourt pas aux ressources fictionnelles, et fictives, d'un récit à la première personne – pourtant le moyen le plus simple pour orienter et imposer un point de vue unique ; non : tout est récit des perceptions d'un personnage qui est tout sauf omniscient. Ellipses, sous-entendus, occultations, loin d'alourdir ce récit, lui donnent tour à tour une lenteur et une alacrité plaisantes, un rythme narratif qui reproduit bien celui d'une vie canine : courir les rues et les campagnes, paresser aux pieds de sa maîtresse. Pour peu que l'on aime aussi le roman (le genre narratif) pour ses aspects techniques – comment l'auteur construit, conduit, joue avec le personnage, le lecteur, le genre –, celui-ci peut vous mener jusqu'à la jubilation.
Mais ce texte est en outre et surtout un summum de sensualité. Un monde perçu et reproduit à travers les sensations d'un chien est forcément d'abord... olfactif. La truffe de Flush nous mène, lecteurs, à la découverte des odeurs les plus variées, les plus intenses. Ainsi sa découverte des rues de Florence et leur comparaison avec les paysages olfactifs de Londres constituent un des plus beaux passages du livre. L'art de Woolf offre ici une palette infinie.
Flush est un personnage attachant, un aristocrate dévoyé, un chien libre et fidèle – comme sa maîtresse. Flush est aussi un petit bijou d'humour. (Gérald Purnelle)