Redécouvrir le théâtre grâce au DVD : Trois chefs d'œuvre d'Eugène Ionesco

Art par essence éphémère, le théâtre connaît une seconde vie grâce au DVD. Arte Éditions vient de publier un coffret réunissant les trois plus célèbres pièces d'Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, Rhinocéros et Le Roi se meurt. Autant de grands moments théâtraux extrêmement différents.

Considéré avec Beckett et Adamov comme le principal représentant d'un « genre » né au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale et baptisé par la critique « théâtre de l'absurde », Eugène Ionesco est né en Roumanie en 1909 d'un père roumain et d'une mère française. Si, dès le début des années 1990, ces premières pièces sont jouées à Paris – et notamment au Théâtre de la Huchette en plein Quartier Latin – il est véritablement consacré grâce à la création de Rhinocéros par Jean-Louis Barrault à l'Odéon en 1960 – suivi par Orson Welles qui monte la même pièce au Royal Court Theater avec Laurence Olivier. Élu à l'Académie française en 1970, devenu un classique de son vivant, il est entré dans la Pléiade en 1991, trois ans avant sa mort.

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Écrite à la fin des années 1950, La Cantatrice chauve est sa pièce la plus connue et sans doute la plus ouvertement comique, l'auteur dramatique s'en donnant à cœur joie dans le non-sens. Jean-Luc Lagarce, lui-même auteur, l'a bien compris lorsqu'en 1991 il la monte à l'Athénée Théâtre Louis-Jouvet en jouant ouvertement sur la convention théâtrale. Il accuse en effet le côté artificiel de l'univers dans lequel évoluent deux couples de petits bourgeois conformistes, opposés mais interchangeables, par un décor extrêmement stylisé et aux couleurs prononcées qui, comme les personnages eux-mêmes, évoquent le monde factice des Playmobil.

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Ce « toc » des salons d'exposition est encore renforcé par la banalité, voire l'inanité revendiquée et subtilement assumée, d'un texte tantôt hyper-quotidien (« nous avons mangé des pommes de terre au lard, j'en ai repris deux fois », etc.), tantôt totalement absurde, déclamé de façon appuyée et ostentatoire par des marionnettes humaines à la gestuelle aussi inattendue qu'incohérente, et donc hilarante. L'ensemble est ponctué de rires évoquant ceux qui accompagnent les sitcoms, soap opera et autres feuilletons américains dont la télévision nous abreuve. Intervient également une bonne qui commente l'action et fait parfois état des didascalies. Ainsi pleinement rendue, la dimension comique de la pièce est encore amplifiée par une mise en scène non réaliste, très sophistiquée sans être pour autant maniérée. À signaler, parmi les excellents bonus, une passionnante analyse du travail de Jean-Luc Lagarce.

 

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Écrite en 1959, Rhinocéros s'inspire d'une expérience personnelle et traumatisante d'Ionesco : la fuite en 1938 de son pays sous occupation nazie. Le travail réalisé par Emmanuel Demarcy-Mota est très différent de celui de Jean-Luc Lagarce. C'est au contraire par le biais du réalisme du jeu, sur un plateau quasiment vide, hormis quelques chaises éparpillées, et constamment plongé dans une pénombre inquiétante (inquiétude renforcée par la monotonie de la musique en sourdine), qu'il entend pointer la dimension allégorique de la pièce. 

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Des rhinocéros ont traversé une ville. C'est du moins ce qu'affirment certains de ses habitants réunis dans un même espace, pour preuve un chat a été écrasé. Leurs dires sont néanmoins mis en doute par d'autres citoyens qui crient à la mystification, d'autant plus que ces témoins présumés sont incapables de dire si ces animaux sont unicornes ou bicornes. Ce petit groupe humain se voit bientôt assiégé par l'un de ces rhinocéros et ses membres finissent les uns après les autres par en prendre progressivement l'apparence. Même ceux qui, au départ, étaient leurs plus farouches opposants sont atteints de « rhinocérite », à l'instar d'une partie de plus en plus importante de la population. « Quoi de plus naturel que devenir rhinocéros », philosophe même l'un d'eux. Seul Béranger, un anticonformiste, le seul à n'être pas prisonnier d'un système de pensée, conserve sa physionomie humaine – « l'homme est supérieur au rhinocéros », clame-t-il à celui qui s'apprête à rejoindre la masse pour, « s'il y a à critiquer », le faire « de l'intérieur ». Ce refus de l'uniformisation le renvoie à une marginalité qu'il va assumer jusqu'au bout. Le texte de cette fable sur l'endoctrinement et le totalitarisme ne cesse de tordre le langage, de le pousser dans ses retranchements (par exemple lorsque l'un des personnages multiplie les syllogismes aberrants). Une longue interview d'Ionesco vient enrichir la vision de ce spectacle puissant.

 

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Le Roi se meurt est encore très différent, confirmant à la fois la diversité de l'œuvre d'Ionesco et la variété des mises en scène de ses œuvres. Dénégation-révolte-résignation : ce sont les trois étapes que va traverser le roi Bérenger 1er avant de définitivement fermer l'œil. Ce roi de salon – la salle de trône est son living room – possède deux épouses aux physique et tempérament opposés : l'une est jeune et fraîche et l'épargne, l'autre est âgée et acariâtre et lui jette à la figure ses quatre vérités, dont sa mort prochaine – « Tu vas mourir dans une heure trente, à la fin du spectacle » se réjouit-elle.

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Atteint d'une prodigieuse mégalomanie – il prétend par exemple pouvoir arrêter la pluie et affirme même qu'il pourrait « décider de ne pas mourir » tout en rêvant de la vie éternelle – ce monarque n'écoute rien ni personne, et certainement pas son médecin (qui fait penser aux docteurs de Molière, comme d'ailleurs la bonne frondeuse, à la langue bien pendue, évoque les servantes chez l'auteur du Malade imaginaire). Dans cette mise en scène de Georges Werler datant de 2004, Michel Bouquet, qui va alors sur ses 80 ans, reprend un personnage déjà interprété au début des années 1990. Il campe un roi à la fois grotesque et halluciné qui offre à la pièce une portée tragique et dérisoire. Une pièce qui baigne en outre dans une ambiance apocalyptique qui, dépassant le personnage lui-même, fait étrangement écho à notre situation actuelle.

À noter la publication chez Gallimard du catalogue de l'exposition consacrée l'an dernier à Ionesco par la Bibliothèque de France. En plus de nombreuses photos de l'auteur dramatique ou de ses pièces, on peut y lire des textes sur ce qui fait sa spécificité, sur la singularité et l'importance de son théâtre et son accueil critique, ainsi que sur son enfance et sa peinture.

Ionesco, coffret 3 DVD, Le Roi se meurt, Rhinocéros et La cantatrice chauve, Arte Éditions.

 

Michel Paquot
Avril 2010

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Michel Paquot est journaliste indépendant.