Éthologie, philosophie, dramaturgie

Dominique  Roodthooft a choisi une phrase d'un de vos livres comme sous-titre du spectacle : « Si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré ».

J'avais écrit une critique de Harry Harlow qui avait voulu prouver scientifiquement, dans les années 60, que les enfants privés de contact avec une personne significative pouvaient en mourir. Pour mener cette expérience, il s'était procuré des singes rhésus qu'il séparait de leur mère afin d'observer l'évolution de leur comportement et les traumatismes qu'ils allaient développer. Ce genre d'expérience, qu'à l'époque tout le monde trouvait formidable, était tout simplement horrible !  On n'apprenait rien, puisqu'on l'avait observé dans les hôpitaux et les orphelinats pendant la guerre 40-45 sur des milliers d'enfants. Ce n'était pas la peine de mener des expériences sur les singes pour le prouver. Là, c'est la science qui devient folle.  Et j'avais écrit cette phrase en conclusion : « Si vous désespérez un singe, vous ferez exister un singe désespéré ». Vous ne pourrez rien dire de plus. Dominique Roodthooft l'avait repérée, et elle l'a choisi pour illustrer le spectacle.

 

SMATCH - Photo de Raoul Lhermitte­ cochon

Vous l'avez dit, votre collaboration au spectacle ne se limite pas à un conseil scientifique puisque vous avez pris part à sa dramaturgie.  Qu'est-ce qui pouvait vous mener à ce type de travail ?

Si Dominique Roodthooft se sentait l'âme de travailler avec moi, c'est sans doute parce que ma manière de faire de la recherche lui convient particulièrement bien. Plutôt que de chercher un principe abstrait avec un déploiement dans le concret, je pars d'un cas concret, d'une historiette, d'une vignette clinique – un animal qui a fait telle ou telle chose, un chercheur qui a posé tel ou tel geste... – pour ensuite construire la théorie. Parfois, j'essaie de donner de l'épaisseur à une histoire, et à partir de la même histoire, j'essaie de construire plusieurs accès, d'en faire plusieurs expérimentations, puisqu'une histoire, c'est parfois un mode d'expérimentation des possibles. Je pense que c'est ce côté narratif –  inspiré, je dois le préciser, par les chercheurs que j'observe – qui a séduit Dominique Roodthooft.

 

Dans  la dernière vidéo du spectacle, vous partagez l'écran avec Isabelle Stengers et vous répondez toutes deux à la question «  Qu'est ce qui est possible ? » Cette question semble avoir beaucoup d'importance pour Dominique Roodthooft et vous, pourquoi ?

Dominique Roodthooft dit souvent « J'en ai assez que tout le monde dise toujours que ce n'est pas possible, que l'on y arrivera jamais, que le monde est foutu. J'en ai assez du pessimisme ». C'était une réflexion que nous partagions toutes les deux, je pense d'ailleurs que c'est ce genre de réflexion, ainsi que notre désir de dénoncer les mêmes choses, qui nous ont permis de connaître une complicité immédiate. C'est aussi la raison pour laquelle nous avons voulu aborder cette question dans le spectacle. Le problème du pessimisme ambiant est aussi lié à celui de la dénonciation (et nous avions conscience du paradoxe de notre position : comment dénoncer la dénonciation ?). Dénoncer le fait que les animaux que l'on mange ont beaucoup souffert avant d'arriver dans nos assiettes est important, mais est-ce vraiment efficace ? Est-ce que cela va pousser les consommateurs à réfléchir davantage à leurs choix lorsqu'ils sont dans le rayon du supermarché ? En revanche, leur dire : « Vous savez, les cochons, ils savent mentir. Ils ressentent la joie et certains éleveurs ont même remarqué qu'ils développent le goût de faire plaisir » poussera peut-être davantage les consommateurs à être plus attentifs aux conditions d'élevage des porcs qu'ils mettront dans leur assiette. Je ne suis pas ici en train d'inciter les gens à devenir végétariens ni à plaider pour la cause animale mais il n'y a pas de mal à vouloir vivre dans un monde plus juste. Et c'est en ça que Dominique Roodthooft et moi nous nous rejoignons. Nous avons toutes deux envie de célébrer des réussites, ce qui est une autre façon de faire face aux échecs. Car des réussites, il y en a, et ces réussites sont souvent inventives,  drôles, pleines d'humour – comme des cochons qui mentent.  Résister au pessimisme, c'est également trouver une position jubilatoire dans laquelle on peut créer et résister. C'est  également pour toutes ces raisons que nous nous sommes si bien amusées dans ce travail commun qui menait toutes deux, avec une curiosité joyeuse que nous partagions, en des lieux que nous n'avions pas l'habitude d'explorer : elle, celui de la recherche ; moi, celui de la créativité, de la poésie, de l'imaginaire.

Propos recueillis par Vincianne D'Anna
Mai 2010

 

Vinciane Despret est philosophe et psychologue. Ses principales recherches portent sur les pratiques et les savoirs de l'éthologie, de la psychologie humaine et animale et de l'ethnopsychologie.

 

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 Vincianne D'Anna est journaliste indépendante

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