À quelques semaines de l'événement, il n'est plus possible d'ignorer qu'en juin prochain débuteront les prochains championnats du monde de football, en Afrique du Sud. Comme tous les quatre ans à cette occasion, c'est essentiellement à travers les médias traditionnels – et en particulier la télévision – que la compétition sera mise en spectacle, selon des codes bien rôdés. Or, il ne faut guère être grand spécialiste pour s'apercevoir que cette mise en spectacle télévisuelle est extrêmement pauvre, par la redondance des contenus et par la sélection drastique dont elle procède. Redondance, car il faut bien avouer que les formats médiatiques rendent les matchs à la télévision pratiquement interchangeables les uns aux autres ; sélection, car ces formats ne retiennent que quelques éléments saillants de ce sport, qui concentrent toute l'attention des caméras et des commentateurs : la performance physique et individuelle, le geste technique, le but marqué.
La littérature, le cinéma et la danse, lorsqu'ils choisissent le football comme support de la création, peuvent déplacer nos regards sur ce sport. Tout ce que le cadrage médiatique refoule hors de son champ de pertinence trouve alors une nouvelle épaisseur et devient matériau physique, psychologique ou sociologique pour une mise en tension inséparablement dramatique et plastique.
Dans Jouer juste, son premier roman paru en 2003 aux éditions Verticales, François Bégaudeau déploie toute une poétique footballistique pour décrire les tourments d'un entraîneur à la mi-temps d'une prolongation d'une finale de championnats d'Europe. Sous la forme d'un long monologue qui mêle le discours aux joueurs qu'il tente de galvaniser après une prestation décevante et son discours intérieur qui révèle ses propres failles, ses doutes, et ses difficultés dans sa vie affective, au final sa souffrance et malgré tout son obstination à vouloir « jouer juste », le romancier renverse complètement tous nos codes de lecture spontanés sur le football. Il privilégie en effet le psychologique par rapport au physique, le privé de l'individu par rapport au collectif médiatisé. Cela dit, ce renversement touche en réalité au plus près de ce qui fait la densité passionnelle de ce sport : un subtil mélange entre l'art tout géométrique de la passe et la vertu de la digression, voire de la feinte (se tromper soi-même pour mieux tromper l'autre).
En 2006, à quelques semaines de l'ouverture du précédent Mondial resté fameux dans les mémoires pour la spectaculaire sortie de scène de Zinedine Zidane (un carton rouge pour un coup de tête à un défenseur italien), Douglas Gordon et Philippe Parreno dévoilent leur film Zidane, un portrait du 21e siècle. Objet artistique plus que récit cinématographique traditionnel, ce film se situe également aux antipodes du format bien connu des documentaires sur les grandes stars du sport. Il ne s'agit par ici de retracer les grandes étapes de la carrière du sportif, ni encore moins de compiler ses plus beaux exploits techniques, mais de choisir un cadrage très réduit, un marquage « à la culotte » comme on dit dans le jargon : les deux réalisateurs ont choisi de braquer une vingtaine de caméras sur le joueur pendant la durée – rendue en temps réel – d'un match de 90 minutes. Ce Real Madrid vs. Villareal du 23 avril 2005 est sublimé en objet d'art par un regard qui, s'il est centré sur un seul individu, parvient à creuser toute la fascinante complexité du rapport que cet individu entretient avec l'univers qui l'entoure. Rapport fragmentaire, où les durées, les distances, les stimulus visuels et sonores sont découpés par une subjectivité aux rythmes très variables ; rapport tragique et absurde aussi : le héros au centre de nos regards et de ceux de milliers d'autres semble pris dans un récit qu'il ne maîtrise que pour une très faible part, et son parcours au fil de ces 90 minutes s'apparente au trajet passionnel des grands personnages de tragédies. Sans trop dévoiler des différentes étapes de ce qui peut se regarder comme un véritable récit à suspense, nous pouvons dire que Zidane évolue du détachement nonchalant et génial à la concentration précise et lutteuse, pour aboutir fatalement à la chute, glorieuse et irrémédiable.
(À gauche :) © Leslie Artamonow - (À droite) : © Anna Lena Films / Naflastrengir