Benoît Delépine et Gustave Kervern récidivent. Après Aaltra, Avida et Louise-Michel, leur film Mammuth aborde à nouveau, avec l'extravagance qu'on leur connaît, la question du travail.

Parler de « la question du travail » ferait sans doute rire les cinéastes, qui, engagés dans un propos, mais aussi et surtout dans une forme, savent prendre leurs distances avec les formalités et les discours intellectuels. Anticonformistes, aussi bien dans leur image publique que dans leurs choix esthétiques, Delépine et Kervern envisagent les tragédies du monde du travail comme des scénarios dont la logique implacable mène inéluctablement au burlesque. Après avoir abordé les accidents de travail dans Aaltra et le licenciement dans Louise-Michel, ils racontent avec Mammuth l'histoire d'un retraité (Gérard Depardieu) qui part à la recherche des documents administratifs qui lui manquent pour pouvoir toucher sa pension.
Dès les premières images, l'esthétique est annoncée : une pellicule 16 mm qui renoue avec les vieux films militants ainsi qu'une texture granuleuse, dont la fragilité est à la fois garante d'un semblant de vérité et porteuse d'une poétique qui émerge du cadrage attentif des cinéastes. Gérard Depardieu, devenu véritablement Obélix, est d'autant plus authentique qu'il est physiquement prisonnier de son corps. Ses membres démesurés, et malgré tout compressés dans des tissus gênants, contraignent ses déplacements dans une gestuelle qui tend à l'authenticité, parce qu'elle est devenue non seulement celle du personnage, mais également celle de l'acteur, qu'on a pu voir presque partout dans le cinéma français, mais jamais avec autant d'intimité et d'autodérision. La pauvreté de l'image fait par contre contrepoint avec la richesse du casting qui accompagne Depardieu : Yolande Moreau, Isabelle Adjani, Benoît Poelvoorde, Bouli Lanners, Anna Mouglalis, Dick Annegarn (docteur honoris causa à l'ULg), etc. Mais sur grand écran, on est amené à les regarder autrement, comme s'ils étaient non-professionnels ; les grains qui tremblent et qui composent leurs visages les transforment en anti-stars et l'autodérision – et parfois l'autoréférence – fonctionne comme un distillateur de célébrité.
Mais là où, dans Aaltra et Louise-Michel, il est question de solidarité occasionnelle, ici, dans le rapport qu'installent les cinéastes au passé, il est question de mélancolie. Désabusés de l'utopie solidaire et sociale, Delépine et Kervern dressent cette fois le portrait d'un homme profondément seul, mais habité par un souvenir, une illusion que son parcours va exorciser. En définissant le travail et ses conséquences comme conflictuels avec l'épanouissement affectif, les cinéastes, désillusionnés eux aussi, adoptent une posture paradoxalement évasive, celle d'un géant immobile et sédentaire installé sur un dispositif nomade.
En réponse à leur désillusion, Delépine et Kervern choisissent, comme pour leurs films précédents, de tourner en dérision la lutte sociale. L'insoumission face au système du travail prend constamment chez leurs personnages une direction naïve, celle d'une quête de justice comme simple signe automatique de contestation. Face à la complexité du système, les cinéastes opposent une simplicité d'esprit qui veut candidement personnifier l'origine de la tragédie, alors que la société administrative disperse et déplace constamment les responsabilités. En réalisant un road-movie, Delépine et Kervern tentent de réagir à ce problème : ils montrent que la réponse est sur le chemin, et même, que la réponse est le chemin. L'idée fixe qu'ils introduisent dans la tête de leurs personnages n'est qu'un prétexte que pour les amener à cheminer et à s'évader de leur asphyxie.
Le voyage, la trajectoire, le nomadisme, ne prennent sens chez Delépine et Kervern que lorsqu'ils sont pensés comme un défilement que les cahots dégraissent, comme ces images, prises depuis la moto, qui tremblotent et qui secouent à la fois la forme et le contenu, à la fois l'image et ce qui est dans l'image, à la fois le cinéma et le propos qu'il tient. C'est là l'utopie. Mais en réalité, Mammuth raconte l'histoire modeste et burlesque de ces gens qui, bouillonnant d'insatisfaction, lèvent le poing, s'en vont en guerre et, au milieu du chemin, se rendent compte qu'il leur manque une donnée capitale : la destination.
Mai 2010

Abdelhamid Mahfoud est étudiant en 2e année de master en Arts du spectacle, finalité spécialisée en Cinéma documentaire
Mammuth
Réalisateurs : Benoît Delépine & Gustave Kervern
Acteurs : Gérard Depardieu, Yolande Moreau, Isabelle Adjani, Benoît Poelvoorde, Dick Annegarn
Origine : France
Année : 2010
Durée : 1h29
Distributeur : O'Brother Distribution
Version : Film parlant français
Bande annonce : http://www.youtube.com/watch?v=fje8RP7l8hY
Extraits : http://www.youtube.com/watch?v=ccwju-G1t10