Une première avancée biomédicale majeure s'était déjà produite au 17e siècle, quand la découverte de l'importance des mesures et des modèles mécaniques basés sur les travaux de Galilée, Descartes et Newton, l'influence de la chimie et de la physique, et la biologie de Harvey avaient permis aux scientifiques de dépasser la médecine hippocratique-aristotélicienne qui s'était largement maintenue grâce à l'œuvre de Galien. La véritable révolution biomédicale eut néanmoins lieu à la moitié du 19e siècle quand la théorie cellulaire (Schwann et Virchow), la chimie physiologique, et les théories de Darwin sur l'évolution des espèces furent conçues. Cette révolution doit énormément à l'application systématique du principe de déterminisme biologique, procédé à l'avènement duquel les idées et les travaux de Claude Bernard jouèrent un rôle fondamental.
Claude Bernard naît le 12 juillet 1813 à Saint-Julien de Villefranche en Beaujolais et poursuit ses humanités classiques aux collèges jésuites de Villefranche et Thoissey. Il est d'abord intéressé par le théâtre et écrit deux pièces, un vaudeville, La Rose du Rhône, et une tragédie,Arthur de Bretagne. Il arrive à Paris en 1934 à la recherche d'un éditeur. L'un d'entre eux le persuade d'abandonner son projet de carrière d'auteur dramatique et Claude Bernard s'inscrit à la Faculté de Médecine. Interne à l'Hôtel-Dieu, il suit l'enseignement de François Magendie qui l'encourage à se consacrer à la physiologie expérimentale et le prend comme son préparateur. Ses premières recherches, fidèles à l'approche méthodologique et aux intérêts de son maître, concernèrent le système nerveux et les aspects chimiques de la digestion. Claude Bernard reconnaîtra toute sa vie l'influence bénéfique de Magendie. Il pensait toutefois que les résultats d'expérimentation devaient être davantage incorporés dans un ensemble de connaissances scientifiques.
Claude Bernard obtient son diplôme de médecin en 1843, mais ne réussit pas l'examen qui lui aurait permis d'enseigner dans une école de médecine. Il est alors obligé de travailler dans le laboratoire privé d'un ami de Magendie. A partir de 1847, la vie scientifique de Bernard devient une succession continue d'études, de publications et d'honneurs.
Au printemps 1848, Claude Bernard réalise la première d'une série de découvertes sensationnelles. Ayant réussi grâce à une fistule à prélever du suc pancréatique frais chez un chien, Bernard utilise ce liquide pour vérifier sa théorie selon laquelle les sucs pancréatique et gastrique contiennent le même principe digestif. Au lieu de cela, il trouve que le suc pancréatique exerce « une action particulière » sur le gras, provoquant son émulsion. Quelques mois plus tard, il réalise une autre découverte en s'intéressant au sort du sucre après l'ingestion. S'attendant, selon la théorie courante, à ce que le sucre soit brûlé par le processus de la respiration, il se met à chercher l'organe dans lequel il disparaît du sang. Au cours de ce travail, il désire savoir si du sucre se trouve aussi dans le sang des animaux qui n'en ont pas mangé et, à sa grande surprise, il s'aperçoit que le sang de la veine porte contient une quantité énorme de sucre. Par une série d'ingénieuses expériences, il croit alors avoir démontré que le sucre entre dans le sang par le foie. La découverte de Claude Bernard de ce qu'on a appelé la fonction glycogénique du foie suscita un vif intérêt, tout comme la question de savoir de quelle substance venait ce sucre. En 1855, par l'expérience dite du ‘foie lavé', c'est-à-dire en nettoyant à l'eau les vaisseaux d'un foie isolé, puis en laissant reposer l'organe toute une nuit avant de le relaver à nouveau, il montre que le sucre dérive d'une matière insoluble contenue dans le tissu du foie. Il isole cette matière en 1857, l'appelle glycogène, et démontre qu'elle est semblable à l'amidon.
Sa troisième grande découverte est l'identification des nerfs vasomoteurs, à la fois vasoconstricteurs et vasodilatateurs, qui contrôlent le flux sanguin dans les artères. Il identifie également les nerfs contrôlant les sécrétions des glandes salivaires sous-maxillaires. Il démontre aussi que le monoxyde de carbone bloque la respiration dans les érythrocytes. Pour les physiologistes de l'époque, surtout à l'étranger, toutes ces découvertes ont rendu célèbre le nom de Claude Bernard, « ce découvreur, plus chanceux qu'aucun autre, qui oblige aujourd'hui tous les regards à se tourner vers la table de vivisection du Collège de France ».
En 1865, empêché par la maladie de poursuivre son enseignement et sa recherche, il rédige son Introduction à l'Étude de la Médecine Expérimentale, dans laquelle il hausse au niveau de principes généraux ses idées sur l'expérimentation en physiologie et en médecine. Il y analyse le raisonnement expérimental et montre les rôles respectifs des idées et de l'observation, souligne l'importance du doute, et la nécessité d'abandonner les hypothèses de travail quand des résultats expérimentaux contredisent les prévisions. L'apparente spontanéité des êtres vivants ne constitue pas, soutient-il, un obstacle à l'expérimentation, car le principe du déterminisme s'applique aussi bien au monde inorganique qu'à l'organique :
« Il faut admettre comme un axiome expérimental que, chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts, les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que, la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien d'autre que la négation de la science même. »
Autorité vs. observation. Si un scientifique rencontre un fait qui contredit la théorie régnante, il doit accepter le fait et abandonner la théorie même si celle-ci est soutenue par de grands noms et qu'elle est généralement acceptée.
Induction et déduction. La science est un échange constant entre la théorie et le fait expérimental. L'induction, ou le raisonnement du particulier au général, et la déduction, ou le raisonnement du général au particulier, ne sont jamais complètement séparées. Une théorie générale et les déductions théoriques qui en dérivent doivent être testées avec des expériences spécifiquement élaborées pour confirmer ou infirmer leur vérité. Et les résultats de ces expériences particulières peuvent déboucher sur l'élaboration de nouvelles théories.
Faillibilité. Bien avant Karl Popper, Claude Bernard est convaincu du caractère faillible de toute théorie scientifique. Selon lui, le scientifique qui étudie les phénomènes naturels doit posséder un esprit complètement libre de préjugés, se reposant sur le doute philosophique. Si une théorie scientifique est élaborée à partir d'observations expérimentales, la seule chose qui soit sûre est que cette théorie est fausse. Une vérité partielle, temporaire existe et elle constitue une marche sur laquelle reposer, pour avancer ensuite plus loin dans l'investigation scientifique.
Cause et effet. Le scientifique tente de déterminer la relation de la cause et de l'effet. Cela est vrai pour toutes les sciences : le but est de relier tout phénomène naturel à sa cause immédiate. Une hypothèse est formulée pour élucider la relation de la cause et de l'effet pour certains phénomènes. Les hypothèses sont ensuite soumises à l'expérimentation. Et lorsqu'une hypothèse est démontrée, elle devient une théorie scientifique. Avant cela, ce n'est que de l'empirisme. Les théories ne doivent être que des hypothèses vérifiées par des faits expérimentaux. Le vrai scientifique doit toujours essayer de détruire ses conclusions personnelles par des contre expériences. Le désir ardent de la connaissance est la seule raison qui puisse motiver les chercheurs dans leurs efforts et leur travail. La découverte des fragments de la vérité universelle, voilà ce qui constitue la vraie science.
En ce qui concerne la sphère de l'esprit, Claude Bernard expliquera dans son livre Leçons sur les Phénomènes de la Vie que le déterminisme physiologique ne souffre aucune exception et que toute manifestation des êtres vivants est un phénomène dépendant de conditions physico-chimiques définies. C'est le déterminisme absolu, les sphères psychique et spirituelle sont déterminées par le monde physico-chimique. C'est dans cette même perspective que Claude Bernard rejettera toute notion de téléologie et de métaphysique philosophique, selon lesquelles les fonctions physiologiques ont un but ultime précis. Il participe ainsi étroitement à la transformation de la démarche scientifique du ‘pourquoi' en ‘comment'. Selon lui, la nature et l'essence intime de tout phénomène, qu'il soit vital ou inanimé, resteront inconnues pour toujours. La science possède précisément le privilège de nous faire connaître ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous indiquant clairement les limites de nos connaissances actuelles. Si notre sentiment quotidien nous pousse à demander ‘pourquoi', notre raison montre que seul le ‘comment' est à notre portée.