Brève généalogie des rapports du politique au religieux entre l'Antiquité et le Moyen Âge

À la suite de Cicéron, Augustin introduit dans la Cité de Dieu une réflexion sur ce qu'est une république et il souligne, comme Cicéron, que quand le gouvernement est injuste, il n'y a pas de res publica. L'enjeu porte alors sur la définition de la justice : « Je prétends montrer que Rome ne fut jamais une vraie république parce qu'elle n'eut jamais une vraie justice ». La définition de la justice a changé d'un auteur à l'autre, et d'un monde (romain) à l'autre (chrétien). Pour Augustin, la justice vient de la foi. La justice de la foi, c'est la justice de Dieu, par opposition à celle de la Loi. C'est une justice supérieure qui ne demande pas de capacité rationnelle, mais plutôt  l'obéissance et donc l'humilité de celui qui croit.

Rationalité et foi

La foi est en réalité l'invention d'un rapport inédit à un dieu. Elle implique une fondation du politique qui est toujours transcendante, comme dans le droit naturel romain, mais d'une transcendance non rationnelle qui appelle l'obéissance. Dans la pensée grecque et romaine, on considérait communément que l'univers était traversé par un logos créateur et ordonnateur, c'est-à-dire un principe de raison. Les dieux des philosophes restent soumis aux lois de ce logos et ne peuvent créer qu'un univers harmonieux. Et c'est parce que l'homme est une créature raisonnable comme le monde qu'il peut le comprendre. Il n'a donc nul besoin de connaître la volonté du créateur ; sa raison lui suffit. Quant aux dieux de la cité, ils se tiennent à l'écart de ce type de réflexion philosophique et ne sont pas créateurs du monde.

L'ordre de la nature – ou la volonté d'un démiurge – est purement rationnel, et donc prévisible. L'activité intellectuelle de l'homme garantit alors aussi sa liberté morale. Elle le conduit à l'intuition des lois immuables de l'ordre moral : aucune action ne peut être moralement mauvaise qui résulte d'une connaissance, et aucune ne peut être justifiée rationnellement, qui soit immorale. Il n'y a donc pas de modèle de vertu dans l'Antiquité classique qui soit forgé indépendamment du modèle épistémologique.

Stoïciens et épicuriens tireront les leçons de cette attitude grecque face au divin ; on voit le même rationalisme à l'œuvre dans la célèbre formule de Sénèque : « Je n'obéis pas au dieu, je suis d'accord avec lui ». La réaction de l'homme vis-à-vis d'un dieu est le résultat d'un acte intellectuel reconnaissant l'ordre divin dans la nature. Cette allégeance à l'ordre divin n'est pas contraignante, ce n'est pas une soumission mais un acte libre de la raison.

Genèse

La cosmologie biblique est complètement différente. Pour les chrétiens, la création résulte tout entière de la volonté de Dieu. À la volonté de Dieu ne répond plus, en conséquence, l'intelligence de l'homme, mais sa foi. Le rapport entre l'homme et le monde a donc complètement changé. On a cessé de croire que les hommes pouvaient comprendre par leur propre raison l'ordre du monde et les plans de Dieu. On y voit maintenant un orgueil démesuré. La raison cesse d'être le facteur décisif de la vie morale, c'est la foi qui en devient le centre. Les standards et valeurs de la vie morale ne sont plus le fruit d'un examen rationnel, mais bien des commandements par lesquels Dieu a communiqué sa volonté aux hommes. C'est le propre de la religion chrétienne, religion non-officielle née en marge des cultes officiels, de se fonder sur une croyance vécue comme acte de volonté. L'existence de Dieu ne s'impose plus naturellement, comme celle des dieux « païens » qui relevait de l'évidence de l'ordre du monde. La foi est l'acte de l'esprit qui refuse la naturalité et suppose l'existence du non-naturel, de l'inexplicable et du non-connaissable, le tout doublé d'un rapport exclusif à la vérité. La « vraie religion » s'impose ainsi à la fois contre les autres religions et contre la philosophie. On peut dire alors que ce n'est pas la religiosité en tant que telle que les Modernes viseront à exclure du politique, mais cette revendication religieuse d'une vérité qui oppose la croyance à la connaissance, l'acte de foi à l'acte de raison et la docilité à la compréhension.

Cette histoire chrétienne a donné naissance à certaines confusions dans le débat contemporain sur la laïcité, qui mêle deux combats différents : d'une part, le combat pour la liberté de pensée, qui s'oppose à la foi, et, d'autre part, le combat pour la neutralité de l'État, qui s'oppose à l'intervention du religieux dans le politique. Qu'est-ce en principe qu'un État laïc ? C'est un État qui ne privilégie aucune confession (pas même l'athéisme, donc), tout en garantissant la libre expression de chacune. L'État possédant le monopole de la violence légitime ne peut exercer celle-ci pour imposer une conception particulière de la vie bonne. Il est ainsi censé jouer le rôle d'un arbitre, c'est-à-dire user de sa violence légitime pour empêcher les particuliers d'imposer une orientation. Le « combat » pour la laïcité ne consiste donc pas à délivrer la pensée humaine de la religion, mais à n'obliger personne à croire ou à ne pas croire.

 

Gaëlle Jeanmart
Février 2010

 

crayon

Gaëlle Jeanmart est chercheur au Service de Philosophie morale et politique. Elle est l'auteur d'une Généalogie de la docilité.


 
*  Voir l'article Quand les dieux étaient des concitoyens... De la cité grecque à l'empire chrétien
 
Généalogie de la docilité


Gaëlle Jeanmart
Généalogie de la docilité dans l'Antiquité et le Haut Moyen Âge
Coll. Philosophie de l'Éducation
Paris, Vrin, 2008

 

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