L'an dernier, Emmanuelle Duverger, rédactrice en chef du magazine Médias, a créé une nouvelle maison d'édition, Mordicus, dont le but est de « faire débat » en confrontant des points de vue parfois divergents autour d'une même interrogation. Les premières parutions opposaient, d'une part Tariq Ramadan, Jean-Michel Di Falco et Elie Barnavi sur la question Faut-il avoir peur des religions ?, d'autre part Aldo Naouri et Edwige Antier sur Faut-il être plus sévère avec nos enfants ?
À la question Faut-il croire les journalistes ?, troisième titre de la collection1, répondent trois journalistes français renommés, tous issus de la presse écrite, Serge July (ex-Libération), Jean-François Kahn (ex-L'Événement du Jeudi, ex-Marianne) et Edwy Plenel (ex-Le Monde) que nous avons rencontré.
Entré au Monde en 1980, Edwy Plenel, né en 1952, en devient seize ans plus tard le directeur de la rédaction peu après la nomination de Jean-Marie Colombani à sa présidence. Ébranlé par le livre à charge de Pierre Péan et Philippe Cohen publié en 2003, La face cachée du Monde, et bien que les ventes n'aient cessé d'augmenter sous son « règne », il démissionne en novembre 2004, avant de quitter définitivement le quotidien un an plus tard. Fin 2007, il crée avec trois autres journalistes, François Bonnet, Laurent Mauduit et Gérard Desportes, un « journal d'information numérique indépendant et participatif », Mediapart, ouvert en mars 2008 et dont il est le directeur de publication.

C'est dès votre départ du Monde, fin octobre 2005, que vous avez eu l'idée de créer Mediapart ?
Non, à l'époque je menais une réflexion sur la crise de notre profession, la révolution industrielle Internet, les erreurs que nous avions faites et sur cette idée qu'il fallait réhabiliter l'offre. Que la crise du journalisme est d'abord une crise de l'offre et non de la demande. Nous étions quelques-uns à vouloir créer un nouveau petit groupe de presse qui possèderait à la fois un site web, un quotidien et un hebdomadaire. Comme nous ne trouvions pas d'interlocuteur financier pour y parvenir, nous nous sommes convertis à Internet en nous demandant comment le numérique pouvait devenir un levier. Après deux ans de maturation, le lancement de Mediapart a été annoncé le 2 décembre 2007. Il rassemble des journalistes de générations différentes et provenant d'à peu près tous les titres de la presse écrite.
Quelle est la spécificité de Mediapart ?
Il est un peu à contre-courant tout en voulant faire école. Mediapart a voulu, dès sa création, poser trois points d'ancrage, trois points de résistance à la fois par apport à la crise démocratique que nous vivons et à celles professionnelle et industrielle que connaît notre métier. Le premier point est l'indépendance. C'est un journal totalement indépendant, contrôlé par des journalistes qui ont mis leurs économies, qui n'a de fil à la patte avec aucun groupe industriel ou autre média. Et c'est aujourd'hui le journal des oppositions à l'hyper-présidence de Sarkozy.
Le deuxième point, c'est montrer qu'Internet peut être le lieu d'un journalisme de référence. C'est-à-dire utiliser toutes les armes d'Internet - le multimédia, le lien hypertexte, la navigation horizontale, etc. - pour faire des articles de référence : très documentés, longs, riches, des feuilletons, des séries, etc. Tout ce qu'on aime dans la presse de qualité qui n'était pas l'image dominante d'Internet où l'on fait plutôt court et superficiel. Troisièmement, nous voulions créer une nouvelle alliance entre les journalistes et les lecteurs en créant un média participatif sans ce que ce soit un alibi mais avec un public qui a choisi ce lieu, générant ainsi une conversation démocratique.
Ces différents points se traduisent par un autre aspect sur lequel nous étions à contre-courant au point d'être moqués au moment de la création du site, mais qui aujourd'hui fait moins sourire : l'idée que l'information a une valeur. Mediapart s'est construit sur un modèle mixte : s'il faut s'abonner [9 euros par mois] pour pouvoir lire le journal et contribuer [les lecteurs peuvent poster des articles ou créer leur blog], toute une partie des contenus produits par les lecteurs sont en accès libre. Nous avons défendu un modèle où l'acte d'achat est important dans un univers où l'on prétendait que le tout-gratuit était la seule façon de faire sur Internet. Et nous avons eu raison, semble-t-il, car il ne se passe pas un jour sans un nouvel abonnement.
Pensez-vous qu'à terme la presse papier soit condamnée ?
Non, pas du tout. Je pense qu'elle est à réinventer. Elle doit, dans un monde surinformé, où l'information coule en continu, redéfinir par le haut sa finalité, ce à quoi elle sert. Car s'il y a quelque chose à inventer à partir du numérique qui permet de supprimer trois coûts - le papier, l'impression et la distribution -, il peut y avoir en plus, pour un certain type de public, d'information, de consommation et d'usage, une déclinaison papier. Je n'exclus d'ailleurs pas que demain ou après-demain, ce n'est pas une question d'idées, nous les avons, mais de moyens, sorte une déclinaison hebdomadaire de Mediapart.
Mais vous ne croyez pas en l'avenir de la presse gratuite.
C'est un gouffre financier qui détruit de la valeur. C'est une bulle comme la bulle financière. Croire que la publicité suffit à payer un journal, cela dure un temps, pas tout le temps. Il y aura peut-être des gratuits qui survivront mais ils seront dans une logique de masse, d'information bas de gamme. Pourquoi n'a-t-on jamais pensé, par exemple, créer un service public de la presse papier ? Parce qu'elle a une valeur et un pluralisme. Pourquoi toutes les démocraties ont-elles un service public de l'audiovisuel ? Parce qu'elles ont pris conscience que le modèle privé de la radio et de la télévision, du 100% publicitaire et 100% gratuit, ne peut pas durablement créer du pluralisme et de la qualité et fait courir un risque à la démocratie. Forcément, au bout d'un moment, il faut rassembler le plus grand nombre, ne déplaire à personne, trouver un type de programme qui ne va pas faire fuir les publicitaires.

Pourquoi les rapports presse-pouvoir ne sont-ils pas les mêmes en France que dans les pays anglo-saxons ?
C'est une vraie question de culture démocratique. Je pense qu'en France, pays qui a prétendu à l'universalisme, nous avons un problème de « verticalisme » politique. Ce qu'on appelle le bonapartisme ou le présidentialisme s'est traduit jusque dans nos textes fondateurs. Je pense que Napoléon a fait beaucoup de tort parce que, tout en étant porté par la dynamique de la Révolution, il a permis que s'impose le principe du grand Un qui ramène la politique à l'État, à la nation, au président, au roi, à l'empereur, au parti, à la classe, cette façon de réduire la vitalité et la diversité de la démocratie à un principe univoque.
Nous avons eu beaucoup de mal à imposer la liberté de la presse et nous ne l'avons pas voulue comme un droit entier. Chez nous, le principe monarchique a continué à travailler au mauvais sens du terme alors que la Grande-Bretagne a mené soixante ans de bataille au 18e pour obtenir la transparence des débats aux communes. Cela a été une révolution démocratique sourde, lente, profonde. Aux États-Unis, la présidence très forte s'est inscrite dans un jeu de pouvoir et de contre-pouvoir. Elle est limitée, elle doit en permanence négocier avec d'autres pouvoirs et est « bordée » par le premier amendement de la Déclaration des droits qui est radical sur la liberté de l'information.
Le résultat de cette histoire est qu'en France domine un journalisme de commentaire et, dans les pays anglo-saxons, de fait.
Ce qui dérange, ce qui est le plus subversif, ce n'est pas l'opinion, ce sont les faits. La philosophe allemande Hannah Arendt, l'auteur des Origines du totalitarisme, oppose, dans un texte de 1967, les vérités d'opinion, de point de vue, de conviction, de croyance, de préjugés, qui existeront toujours par milliers, raisonnables ou non, pertinentes ou folles, aux vérités de fait qui sont beaucoup plus menaçantes pour le pouvoir. C'est pourquoi les totalitarismes les tuent. Les vérités sont subversives. Le monde orwellien que peut produire notre modernité est un monde où chacun peut donner son opinion, penser ce qu'il veut, mais pas sortir d'informations qui dérangent. Il y a là un enjeu de déréalisation. Les pouvoirs modernes fonctionnent non pas comme les anciens en imposant une violence idéologique ou autre mais avec une violence à la marge, pour ceux que l'on veut exclure, tout en mettant au cœur une volonté de déréaliser, de nous raconter une histoire qui nous fait sortir du réel. Le journalisme qui est trop du côté de l'analyse, du commentaire l'est par défaut de conscience et d'exigences démocratiques.
C'est pour cette raison que vous êtes devenu journaliste d'investigation ?
Je le suis devenu par hasard. Au départ, j'étais rubricard, je traitais les questions d'éducation et de police, immense paravent social derrière lesquels on trouve des secrets. S'il y a une spécificité du journalisme d'enquête dans les précautions à prendre, la rigueur à adopter, philosophiquement, il n'est pas différent des autres formes de journalisme. L'enjeu du journalisme, c'est la vérité factuelle, pas l'opinion.
C'est une suite naturelle de vos engagements de jeunesse ?
D'une certaine manière, oui, et j'en ai rendu compte dans Secrets de jeunesse. Je militais dans une famille politique, la version la plus ouverte et démocratique du trotskisme [la LCR (Ligue Communiste révolutionnaire)], qui s'était battue de manière très minoritaire à gauche contre le mensonge. Quand il était minuit dans le siècle, lors des procès de Moscou, lorsque l'URSS figurait parmi les vainqueurs après la Deuxième Guerre mondiale, elle constitua une opinion de gauche au stalinisme. C'était une époque où une forme de croyance était répandue à gauche, créant de l'illusion et refusant de voir ce qui dérangeait. Le déporté David Rousset, lui-même trotskiste, a mené un combat contre le goulag sans devenir un fieffé réactionnaire. Non seulement je ne ressens aucune gêne face à ce passé mais en plus je lui dois beaucoup. Car dans les années 60-70, ma famille politique n'a pas cru au soleil rouge de Mao et n'a pas attendu Soljenitsyne pour dénoncer le goulag stalinien. Dans ma pratique professionnelle aujourd'hui cette histoire-là a pesé.
Michel Paquot
Février 2010

Michel Paquot est journaliste indépendant.
1 Viennent de paraître «Faut-il interdire les écrans aux enfants?» (Serge Tisseron/Bernard Stiegler), «Le justice est-elle juste?» (Serge Bilger/Roland Agret) et «Les Français, sont-il antisémites?» (Elisabeth Lévy/Robert Ménard).