L'imagination dans les interstices de l'Histoire
Un auteur de romans policiers qui sait mélanger les genres et faire fusionner la culture « haute » avec la culture « basse », sans jamais perdre de vue le plaisir du lecteur. En racontant les enquêtes d'un détective singulier - Dante Alighieri - et grâce aux inépuisables ruses de l'imagination, Leoni veut à la fois nous étonner et enquêter sur les périodes cruciales de l'Histoire.
Donner corps aux fantômes du passé
Le dernier roman de Giulio Leoni, La Regola delle Ombre (« La Règle des Ombres », 2009) se déroule en 1482 dans la ville de Rome, que gouverne alors le pape Sixte IV et qui sert de théâtre aux machinations du cardinal Rodrigue de Borja. Malgré l'Inquisition, il s'agit de la même ville où se multiplient les études et les cultes ésotériques, ceux notamment qui s'inspirent des doctrines néoplatoniciennes. Le protagoniste de l'histoire est le célèbre savant Jean Pic de la Mirandole, que le seigneur de Florence, Laurent de Médicis, a secrètement envoyé dans la Ville Éternelle sur les traces d'un livre mystérieux censé ressusciter les défunts, et du fantôme présumé de Simonetta Vespucci, la belle dame prématurément disparue que de nombreux peintres ont immortalisée - notamment, Botticelli dans sa Naissance de Vénus.
Tours de passe-passe
Né à Rome en 1951, Giulio Leoni aime se plonger dans les périodes les plus problématiques de l'Histoire. Il recourt à des décors et à des personnages réels, mais à la différence d'un Max Gallo, il prend plaisir à greffer ses intrigues sur les points obscurs des événements connus et étudiés : comme il le dit lui-même, il ne déchire pas la trame des faits avérés, il s'efforce plutôt d'y insérer une intrigue qui puisse fasciner le lecteur en présentant une explication alternative des faits, d'autant plus séduisante qu'elle est bizarre.
En ce qui concerne l'utilisation des sources, Leoni suit ordinairement une méthode qui ferait horreur à n'importe quel historien moderne car elle est à l'exact opposé d'un procédé scientifique. Il formule une possibilité fantastique, il tombe amoureux de celle-ci comme il le ferait d'une femme magnifique ; ensuite, il se met patiemment à la recherche de tout élément, même minuscule, qui puisse la justifier ou la rendre plausible. Il n'est dès lors pas étonnant que cet écrivain soit un passionné d'illusionnisme ! En effet, son but est de montrer au public ce qui n'existe pas, de façon à le faire paraître bien réel.
Des mondes alternatifs, sans oublier la jeunesse
Pour les mêmes raisons, Leoni s'intéresse à un genre comme l'« uchronie », cette forme qui repose sur le principe de la réécriture de l'Histoire à partir de la modification d'un événement du passé et vise à tracer le tableau d'une histoire alternative, le plus souvent négative, voire catastrophique1.
Ce n'est pas un hasard non plus si cet écrivain a pratiqué un autre genre de la culture populaire, le « fantasy », évoquant un univers alternatif où la magie et le surnaturel sont à l'ordre du jour. Sous le pseudonyme de J. P. Rylan, il a publié deux romans de ce type : Il trono della follia (« Le Trône de la folie », 2006) et Il santuario delle tenebre (« Le Sanctuaire des ténèbres », 2007). Ce sont les deux premiers volets d'une trilogie qui est destinée à se clore cette année avec la publication d'un troisième roman.
Romancier infatigable, Leoni n'a pas négligé le domaine de la littérature pour la jeunesse, dans lequel s'inscrivent ses romans d'aventures Il deserto degli spettri (« Le Désert des spectres », 2006) et Il sepolcro di Gengis Khan (« Le Sépulcre de Gengis Khan », 2007).
Du « pulp » à Dante, et retour
Quels sont les auteurs préférés de Giulio Leoni ? Il serait long d'en établir la liste complète, mais il vaut la peine d'en citer quelques-uns : Umberto Eco, Italo Calvino, Graham Greene, Thomas Mann, Emilio Salgari, Howard Phillips Lovecraft, Robert Ervin Howard, Edgar Allan Poe, Herman Melville, Alessandro Manzoni, Carlo Emilio Gadda, Giorgio Manganelli, Edoardo Sanguineti, Fedor Dostoïevski, Mikhaïl Boulgakov. Et surtout : Dante Alighieri. Serait-il possible de concilier le style du maître florentin de la Divine Comédie avec la production narrative des hebdomadaires populaires ? Pour Leoni, la réponse est oui, si bien qu'il n'hésite pas à mélanger, dans ses œuvres, les grands écrivains avec le feuilleton, introduisant des citations tirées des chefs-d'œuvre de la littérature dans la trame d'un roman policier mâtiné de fantastique voire d'horreur.
Il ne faut pas oublier que les plus grands succès de Leoni, traduits en plusieurs langues, sont précisément quatre textes dont le personnage principal est rien de moins que Dante, dans la peau d'un détective génial : Dante Alighieri e i delitti della Medusa (« Dante Alighieri et les crimes de la Méduse », 2000, qui marque les débuts de romancier de Leoni), I delitti del mosaico (« Les Crimes de la mosaïque », 2004), I delitti della luce (« Les Crimes de la lumière », 2005) et La crociata delle tenebre (« La Croisade des ténèbres », 2007).
Les carrefours de l'Histoire
Lorsqu'il écrit ses romans policiers, Leoni ne se tourne pas seulement vers un passé reculé. Ce qui l'attire le plus, ce sont les périodes de transition, les grands bouleversements de l'Histoire. E trentuno con la morte... (« Et de trente et un avec la mort... », 2003) se déroule dans la ville de Fiume - l'actuelle Rijeka, en Croatie - occupée militairement en 1919 par un autre poète italien, Gabriele d'Annunzio. Dans ce livre, des éléments de science-fiction servent de décor au mystère typique de la chambre close, dont Leoni joue en suivant l'exemple de Gaston Leroux et de ses épigones. Au contraire, le roman précédent, La donna sulla luna (« La Femme sur la Lune », 2001), tournait autour d'un homicide commis pendant le tournage du très spectaculaire Frau im Mond de Fritz Lang, dans l'Allemagne de la montée du nazisme, des cultes ésotériques et des spectacles troubles et sensuels du cabaret.
On dirait en somme que Giulio Leoni ne souffre pas du vertige de la page blanche, et qu'il nous réserve à l'avenir une moisson d'histoires prêtes à ravir notre attention. En ce qui me concerne, je suis d'ores et déjà disposé à me laisser charmer par les trames de ce magicien de la parole.
Fabrizio Foni
Janvier 2010
Fabrizio Foni enseigne Questions de Littérature Italienne Moderne à l'ULg, en tant que boursier post-doctoral. Sa recherche porte principalement sur la « paralittérature » et sur la littérature fantastique italienne.
Œuvres traduites en français
La conjuration du troisième ciel, trad. Nathalie Bauer, Éd. Belfond, 2006 / 10-18, 2007
La conspiration des miroirs, trad. Nathalie Bauer, Éd. Belfond, 2007 / 10-18, 2008
La croisade des ténèbres, trad. Nathalie Bauer, Éd. Belfond, 2009