10.000 tonnes d'acier et quelques hommes
À peine sorti du marathon promotionnel du très acclamé Katanga Business, Thierry Michel, réalisateur et enseignant (Master en Arts du spectacle de l'ULg), nous revient avec un nouveau film qui sera présenté en avant-première ce mardi 19 janvier au Cinéma Sauvenière. Mais cette fois, le chroniqueur incisif de l'Afrique postcoloniale, l'observateur engagé des mouvements sociaux belges, le porte-parole des « gosses de Rio », revient là où on ne l'attendait peut-être pas : son nouveau film, Métamorphose d'une gare, raconte la construction de la gare TGV de Liège.
Des premières fondations au ponçage des colonnes, de la recherche du béton blanc exigé par l'architecte vedette Santiago Calatrava jusqu'aux derniers préparatifs pour le spectacle d'inauguration, Métamorphose d'une gare raconte neuf années d'un chantier pharaonique ramassées ici en quelque 80 minutes de film. Tournage extraordinairement long pour un projet titanesque, probablement l'un des plus importants du genre en Europe, devenu autonome par son immensité, un rêve démesuré qui suscite le dégoût des uns et force le respect des autres, mais jamais ne laisse indifférent... S'il n'est ni un film de commande, ni un outil de promotion pour la ville de Liège ou la société Euro-Liège-TGV, Métamorphose d'une gare étonne néanmoins d'abord par son ton lyrique et complaisant à l'égard d'un projet qui incarne dans une certaine mesure une société que le réalisateur n'a eu de cesse de disséquer attentivement dans ses films.
De toute évidence, Thierry Michel est tombé sous le charme de l'édifice. Le spectateur, sans doute gêné par l'enthousiasme que le film parvient à lui communiquer, est alors en droit d'espérer que le cinéaste enchanté laisse la place au documentariste critique que l'on connaît. Et on attend avec impatience quelque séquence de castagne sociale, de fronde des riverains, ou de scandale financier qui discréditera le projet ou atténuera tout du moins l'émerveillement dont le film nous fait part. Or, ces séquences-là n'arrivent pas. Ni coup de théâtre, ni révélation ou autre climax dramatique. Thierry Michel nous raconte plutôt des petits conflits quotidiens, des moments de découragement discret, des coups de gueule et des questions gênantes quant au coût exorbitant de l'ouvrage. Ces moments, ces bribes de phrases prononcées par les sujets filmés ou par le réalisateur lui-même, teignent progressivement notre admiration d'amertume ou de perplexité. Bien plus forts qu'un film militant, que toute dénonciation manichéenne d'une aberration sociale, écologique, urbanistique ou financière, ces brefs moments rendent au chantier ce qui lui avait été dérobé, tant par la polémique que par le gigantisme du bâtiment lui-même : le facteur humain.

Lorsque Santiago Calatrava déclare le plus calmement du monde et sans faux cynisme que « La cohabitation entre la gare et le quartier n'est plus possible », alors qu'un peu plus tôt, un travailleur avait qualifié les formes conçues par l'architecte espagnol de « biscornues », le film met discrètement à jour les échelons d'une hiérarchie sociale que Michel n'essaie pas de concilier au nom d'un intérêt commun. Dans la rencontre brutale entre ces paroles d'hommes du bâtiment, c'est tout un gouffre qui devient perceptible. Et ce gouffre-là, le chantier liégeois, aussi fédérateur soit-il - la séquence du « poussage » des arcs en acier en est un exemple éloquent -, ne peut le combler. Affranchi alors de ses besoins de jugement dichotomique, le spectateur de Métamorphoses d'une gare est touché par un cadrage qui réunit habilement, dans un même plan, une jeune femme assise à un piano à queue blanc et quelques ouvriers en gilets jaune fluorescent qui, las, nettoient encore et encore « ces cernes de pollution qui défigurent déjà la future mariée ». Et lorsque les trapézistes, musiciens et funambules de Franco Dragone investissent enfin les lieux pour l'inauguration féerique de la cathédrale ferroviaire, le film abandonne le spectateur à un sentiment ambigu, seule impression fidèle à la complexité d'un ouvrage et des problèmes économiques, sociaux ou humains qu'il a attisés. Ce sentiment, aucun film complaisant ou, à l'inverse, militant, n'aurait pu le susciter. C'est peut-être dans ce sentiment ambigu, partagé et complexe, que réside la grande réussite de Métamorphose d'une gare. Ce film ne nous rend pas béat ni agressif. Il ne nous endort pas ni ne nous révolte. Il rend simplement à « l'utopie réaliste » de Calatrava ce petit peu d'humanité qui lui a peut-être fait défaut.
Jeremy Hamers
Janvier 2010

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