António Lobo Antunes, un des derniers grands représentants du monologue intérieur, est-il le Faulkner portugais ? Bref aperçu d'une œuvre romanesque exigeante, hantée par le déclin, la culpabilité, la folie, la nostalgie de la gloire passée, et le pessimisme historique et philosophique.
Le monologue intérieur est un mode de narration qui a connu son heure de gloire dans l'entre-deux-guerres, époque où il fait les beaux jours de ce que certains appelleront le « modernisme expérimental », celui que James Joyce, Arthur Schnitzler, Virginia Woolf, ou encore William Faulkner ont pratiqué avec le brio que l'on sait. Si ces auteurs illustres ont produit des œuvres réputées difficiles, le procédé utilisé, lui, est simple et bien connu : il s'agit de décrire la totalité du processus de pensée, de reproduire le « rythme » de la conscience subjective et de permettre ainsi au lecteur d'entrer non pas dans la peau mais dans l'esprit d'un personnage. Selon les explications fournies par Édouard Dujardin, dont le récit Les Lauriers sont coupés (1888) est généralement considéré comme le fondateur du genre, le but du jeu est d' « évoquer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l'âme du personnage au fur et à mesure qu'elles naissent sans en expliquer l'enchaînement logique ». Pour être tout à fait exact, il s'agirait plutôt de donner l'illusion d'une transcription écrite du devenir subjectif du personnage, le « courant de conscience » étant bien entendu aussi manipulateur que le réalisme qui prétend donner accès à une représentation « non médiée » de la réalité objective.
Photo © Mathieu BourgeoisSi l'on entreprenait de tracer le parcours de ce style particulier de Dujardin à nos jours il conviendrait de s'attarder sur l'année 1939, date à laquelle cette technique atteint son apogée, mais aussi, paradoxalement, ses ultimes limites et le début de son déclin, dans le flux onirique et méandreux de Finnegans Wake. Peut-être le chef-d'œuvre de Joyce a-t-il intimidé les écrivains d'après-guerre dont bon nombre se sont tournés vers des formes narratives plus respectueuses de la linéarité et du mimétisme ? Ou peut-être existe-t-il encore mais ne le remarquons-nous plus (du moins en tant que technique avant-gardiste) parce qu'il a été intériorisé et assimilé, sous des formes plus ou moins radicales, par le roman contemporain ? Quoi qu'il en soit, au cours du dernier demi-siècle, ce mode narratif promis à un bel avenir a quelque peu été délaissé au profit de formes plus conventionnelles - la plupart des romanciers occidentaux des ces trente dernières années ont pris leurs distances avec le style elliptique, la logique alinéaire, les sauts associatifs et, de manière plus générale, l'esthétique de la juxtaposition et de la disjonction qui ont assuré la postérité et le prestige de leurs désormais incontournables prédécesseurs.
Bref, à quelques rares exceptions près, le monologue intérieur en tant qu'élément fondateur (et non pas ancillaire) de la narration romanesque - avec ses profondeurs et ses perspectives multiples et complexes - ne fait plus recette à une époque où la simplicité, la sobriété et le discours direct récoltent le plus souvent les faveurs du grand public (c'était déjà le cas du temps de Joyce, me direz-vous), mais aussi, plus singulièrement, de la critique. Ceci dit, ces exceptions valent la peine d'être examinées de plus près, car elles nous ont livré quelques-uns des livres les plus intéressants et les plus saisissants de ces dernières années. Parmi les auteurs concernés le portugais António Lobo Antunes figure en bonne place, aux côtés de quelques francs-tireurs comme Laurent Mauvignier et Olivier Cadiot, ou de pasticheurs assez doués comme Graham Swift, dont La Dernière tournée (1996) est marqué par l'empreinte du Tandis que j'agonise de William Faulkner.
Depuis ses premiers romans, publiés à la fin des années septante, c'est précisément l'ombre de Faulkner qui plane sur l'écriture de Lobo Antunes. Il est même tentant de dire de lui qu'il est le Faulkner portugais tant les ressemblances entre les deux œuvres sont frappantes, aussi bien au niveau de la forme (le monologue intérieur domine jusqu'à contenir la totalité du récit) que du contenu. En dépit de leurs différences culturelles et de la distance géographique et temporelle qui les sépare, les deux écrivains partagent en effet les mêmes obsessions, parmi lesquels on peut citer la nostalgie de la splendeur passée, la hantise du passé personnel et collectif, la sexualité dérangée, sans oublier la folie et l'aliénation, qui semblent souvent le seul refuge d'êtres meurtris, en proie au doute et au désespoir, et confrontés à une société qu'ils ressentent comme de moins en moins juste, humaine et rationnelle. (Signalons au passage que l'auteur explore les états psychologiques les plus extrêmes et les plus douloureux tout en évitant le pathos qui est trop souvent le lot de ce genre d'entreprise littéraire.)