Autriche : Arno Geiger

Écrire le quotidien

« Le quotidien est l'une des choses les plus éphémères », dit Arno Geiger, auteur autrichien né en 1968 à Brégence, dont le roman Es geht uns gut (Tout va bien) a remporté le très convoité « Deutscher Buchpreis » de l'année 2005. Dans ce roman, l'auteur raconte la vie quotidienne de trois générations d'une famille autrichienne, une entreprise hasardeuse puisqu'elle consiste à reconstituer le quotidien d'une époque passée.

toutvabien

Comment écrire la vie quotidienne d'une époque qu'on n'a pas vécue, comment retrouver le langage courant d'un temps passé ? « Je n'ai pas tellement eu envie de savoir ce que nous pensons aujourd'hui d'une certaine époque, j'ai plutôt voulu savoir comment ces gens-là auraient pu penser à un certain moment de leurs vies », explique Arno Geiger dans un podcast disponible sur son site internet1. Il s'est lancé dans des recherches d'envergure dans les archives et les bibliothèques de Vienne sur les traces de ce quotidien inconnu ; il a travaillé pendant quatre ans pour achever cette œuvre. À sa parution, le roman est tout de suite devenu un best-seller et a fait connaître son auteur bien au delà des frontières de son Autriche natale.

Tout va bien

Philipp, le protagoniste du roman, est un écrivain d'une trentaine d'années qui, après la mort de ses grands-parents - qu'il connaissait à peine-, hérite de leur vieille demeure viennoise où sa mère, décédée prématurément, a également vécu. Cette maison, qui lui tombe du ciel, est donc en quelque sorte la matérialisation de la mémoire familiale. Sa compagne, Johanna, estime le moment venu pour lui de faire un indispensable retour aux sources. Mais Philipp se détourne avec indignation en lui expliquant qu'« après tout ce n'est pas de sa faute à lui, si on a oublié d'éveiller à temps son appétit pour les histoires familiales ». Au lieu de profiter de l'occasion pour partir à la recherche de son identité, il fait venir un container pour se débarrasser (en allemand « entsorgen », littéralement « dé-soucier ») des vieilleries. Dégoûté par les innombrables pigeons qui se sont installés dans la charpente de la maison, Philipp sombre dans une profonde léthargie et n'attend plus qu'une chose : que la maison soit vide. Seul le vide absolu lui permettrait de recommencer à écrire, d'« esquisser les vies de tous ces enfants simultanément ».

Cette citation, qui peut sembler anodine, renferme en fait le concept narratif de ce roman multiperspectif. Le récit-cadre est interrompu à plusieurs reprises par des passages qui relatent différentes journées de la vie des grands-parents, Richard et Alma, ainsi que des parents, Ingrid et Peter. Ainsi, l'auteur met en lumière non seulement différents moments de l'histoire d'une famille moyenne mais aussi de l'histoire de l'Autriche, depuis l'invasion par les Nazis : 1938, quand Richard a des ennuis avec les nouveaux dirigeants ; 1945, quand Peter, membre de la jeunesse hitlérienne, lutte contre les Russes ; 1955, quand Ingrid se révolte contre le conservatisme de son père ; 1970, quand elle doit s'avouer qu'elle n'a pas réussi à réaliser ses rêves ; 1978, quand Peter se retrouve veuf, avec deux jeunes enfants ; 1989, quand Alma est témoin de la dégradation physique et morale de son mari. Arno Geiger raconte toutes ces périodes au présent, réalisant ainsi le projet d'une « narration simultanée » évoqué par son protagoniste.

Au premier abord, le lecteur n'apprend rien d'extraordinaire : il découvre des personnages dans la vie desquels la « Grande Histoire » a bien laissé des traces, mais qui n'ont rien à se reprocher. Mais sont-ils vraiment innocents ? Qu'y a-t-il derrière la vente précipitée du magasin de blanc des beaux-parents de Richard en 1938 ? Et pourquoi ce dernier s'oppose-t-il si violemment au fiancé de sa fille dont le père avait sympathisé avec les nazis avant l'« Anschluss », l'« annexion » de l'Autriche ? Pourquoi Selma surveille-t-elle inlassablement les colonies d'abeilles dans son jardin afin qu'elles n'essaiment pas ? C'est par des petits détails à première vue anodins qu'Arno Geiger exprime sa critique de ce qu'on appelle le « mythe autrichien » : la légende d'après laquelle les Autrichiens auraient été les victimes innocentes d'Hitler. Geiger ne parle pas de crimes épouvantables mais d'omissions par opportunisme, de mauvaise foi et de lâchetés bien légales, comme de rester chez soi pour se consacrer à la lecture d'un roman, pendant que se déroulent des épisodes terrifiants.

À la fin de Tout va bien, nous nous retrouvons en 2001 : Philipp, qui fume sans cesse, s'est installé sur le perron de la maison et passe ses journées à fainéanter. C'est grâce à Johanna que les travaux d'élimination des vieux objets peuvent enfin démarrer. De sa propre initiative, elle engage en noir deux Ukrainiens, qui se mettent au travail sans hésiter. Philippe, cependant, n'est pas capable de nouer de lien ni avec le passé ni même avec l'avenir. Il persiste dans sa position d'observateur passif. « Au vrai Philipp est une figure marginale sur tous les murs de sa vie, au vrai tout ce qu'il fait s'écrit en notes de bas de page et le corps du texte manque. »

Geiger se sert du personnage de Philipp pour dessiner le portrait d'une génération qui n'a pas vécu les grands bouleversements politiques du XXe siècle et qui a définitivement cessé de se battre pour des idéaux. Philipp, fainéant et objecteur de mémoire, est le représentant exemplaire non seulement du jeune Autrichien mais aussi du jeune Allemand. Il n'est finalement pas si éloigné des protagonistes hautains de la « littérature pop » allemande des années nonante, même s'il ne partage pas leur attitude snob.

Ce qui vaut pour Philipp ne vaut cependant pas pour Arno Geiger. Tandis que les auteurs pop allemands tels que Christian Kracht, Benjamin von Stuckrad-Barre ou Thomas Meinecke refusent catégoriquement d'écrire rétrospectivement, Arno Geiger professe sa foi en ce qu'on peut nommer l' « historiographie littéraire » : C'est un écrivain qui, à travers ses histoires, raconte l'Histoire.

Traduit en français, le roman est paru aux éditions Gallimard en 2008. Deux ans après son premier grand succès, Arno Geiger a publié une collection de récits intitulée Anna nicht vergessen (littéralement Ne pas oublier Anna), recueil également loué par la critique mais dont la traduction française n'a hélas pas encore été réalisée.

Vera Viehöver
Janvier 2010

 

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Vera Viehöver étudie la littérature allemande du XVIIIe siècle et contemporaine, et la littérature judéo-allemande. Dans le cadre du Centre d'Études Allemandes , elle organise avec Céline Letawe un salon littéraire consacré aux nouvelles publications en allemand. 


 

1 http://www.arno-geiger.de/rubrik/podcast/

 

Œuvre traduite en français

Tout va bien, trad. Olivier Le Lay, Éd. Gallimard, 2008