Les Herbes folles, d'Alain Resnais
Herbes folles, Resnais

Trois ans après son dernier film, Cœurs, le cinéaste français Alain Resnais signe Les Herbes folles adapté du roman L'Incident de Christian Gailly, un décryptage aussi envoûtant que désarçonnant des méandres de l'esprit.

Les Herbes folles, le dernier film en date du cinéaste vétéran Alain Resnais, est construit à partir d'un savant mélange entre banalité et étrangeté. En effet, la façon dont le cinéaste s'empare de  l'œuvre littéraire de Christian Gailly (L'Incident) et dont il la revisite est tout à fait singulière. La trame narrative demeurant inchangée, c'est le style du romancier, auquel Resnais est particulièrement sensible et qu'il qualifie lui-même de « jazzy », qui est au centre du travail d'adaptation et d'une mise en scène précise et mesurée.

L'événement déclencheur de la narration est a priori simpliste voire banal puisqu'il peut se résumer par le vol du sac à main de Marguerite Muir à la sortie d'un magasin de chaussures. Georges, un mari blasé à la retraite, retrouve le portefeuille de la jeune femme près de sa voiture et tente par tous les moyens de le lui faire parvenir. Finalement, il se résigne à laisser la police s'acquitter de cette tâche. Le récit prend une tournure tout à fait inattendue lorsque Marguerite récupère l'objet volé. Contre toute attente, Georges, submergé par un besoin de reconnaissance, refuse que cela s'achève ainsi. Ce fait anecdotique pour Marguerite prend une ampleur considérable dans l'imaginaire de Georges et le ronge dangereusement comme un ver dévore une pomme. Un désir obsessionnel et dévastateur naît en lui et croît en se nourrissant de l'espérance d'une future rencontre. Il tente alors assidûment de renouer contact avec elle. Marguerite s'y oppose fermement puis se laisse progressivement emporter par la même folie amoureuse et pulsionnelle que son admirateur. Après un bref échange dans un café, une relation ambiguë s'installe. Les deux protagonistes se repoussent et s'attirent tels des aimants sans jamais atteindre un juste milieu. L'incident initial, que l'on croyait sans importance, engendre des répercutions étonnantes et des conséquences bouleversantes sur l'univers de ces deux personnages singuliers.

Dans Les Herbes folles, Resnais aspire avant toute chose à conserver le côté romanesque qui l'a séduit en le mêlant au cinématographique. Pour ce faire, il recourt à de nombreux procédés dont le plus prégnant est indubitablement la voix off.  Elle est une trace exacerbée de cette littérarité et témoigne explicitement de la subsistance du narrateur présent dans le roman de Gailly. Cette voix quasi omnisciente – celle d'Édouard Baer –  transforme le spectateur en son complice en lui exposant les faits, en pénétrant dans les pensées de Georges et en sondant son esprit. Les monologues intérieurs et inconscients sont donc mis à nu et se métamorphosent en confessions intimes. Néanmoins, certains événements sont occultés et demeurent un mystère total. Lorsque Georges se rend au commissariat de police, il est pris de panique et de divagations car il redoute d'être reconnu. Ses pensées fusent à toute vitesse et bouillonnent tel un magma en fusion. Resnais offre à chaque spectateur la possibilité de se forger sa propre opinion quant à la véracité d'un passé carcéral sous-entendu.

Hormis la voix off, Resnais recourt à un autre procédé afin de rendre compte de l'imaginaire du personnage : le dédoublement d'écran. C'est le cas lorsque Georges est à bord de sa voiture et qu'il élabore mentalement plusieurs scénarios relatifs à sa rencontre avec Marguerite. À la grande surprise du spectateur, ces purs produits de l'imagination du protagoniste se matérialisent dans le plan et s'évaporent ensuite.

Les Herbes folles reflète tel un miroir de nombreux aspects propres à l'œuvre de Resnais. On peut notamment identifier cette fascination pour le septième art que cultive le cinéaste et les clins d'œil à la cinéphilie qu'il insère dans ses réalisations. Le protagoniste principal, Georges, se rend bon nombre de fois dans un cinéma de quartier afin de revoir de vieux films de guerre en noir et blanc. Le nom que porte Marguerite fait également écho au cinéma hollywoodien du début des années cinquante car il réfère au nom de l'héroïne d'un film de Joseph Mankiewicz intitulé L'aventure de Mme Muir. Resnais inclut également une citation littéraire émanant de Flaubert : « N'importe, nous nous serons bien aimés. »

Une deuxième récurrence traduisant assurément de la griffe du réalisateur est l'habillage du film par l'incrustation de plans non narratifs. Resnais entrecoupe l'action principale de plans révélant des herbes sauvages ayant poussées à travers le bitume. Il y a dans cette démarche, la volonté d'établir un rapport implicite et métaphorique entre les herbes et les êtres humains qui sont tous deux le produit de la nature. Le cinéaste confère à ses personnages leur caractère imprévisible et leur liberté. Il en est de même pour le plan final car il rompt avec la logique narrative établie tout au long du film. Ce dernier semble en effet être en décalage avec l'unité spatio-temporelle sous-tendant l'histoire de Marguerite et Georges et apparaît comme un élément indépendant renforçant la dimension onirique.

Avec Les Herbes folles, Resnais entraîne le spectateur dans une double expérience sensorielle où l'ouïe et la vue sont sans cesse suscitées. Les musiques contribuent fortement à installer diverses atmosphères propres aux lieux tandis que les décors, plus fantaisistes les uns que les autres, traduisent l'univers de chaque personnage. L'appartement de Marguerite est présenté comme une bulle protectrice et chaleureuse baignée par un harmonieux mélange des tonalités. Les couleurs non réalistes sont la clé de voute de cette œuvre ludique et lui confèrent toute sa légèreté.

Resnais s'affirme donc comme un maître dans l'art de la transposition formelle car il parvient à retranscrire avec brio les variations rythmiques et les altérations de tonalités présentes dans le style de Gailly tout en y ajoutant sa propre mélodie. Et c'est cela qui nous conquiert...                  

 

Marjorie Ranieri
Décembre 2009

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Marjorie Ranieri est étudiante en 3e année de Bachelier en Informatrion et Communication, option « Arts du Spectacle »