« Mon » Serge Delaive
Argentine Serge Delaive

Pour son roman, Argentine, Serge Delaive, né en 1965 à Herstal, vient de se voir attribuer le Rossel, une des récompenses littéraires les plus briguées en Belgique francophone. Ce roman par nouvelles, son troisième, qui a failli s'intituler « Nouvelles d'un roman » a séduit un jury de romanciers eux-mêmes lauréats de ce prix décerné depuis 1938 par le quotidien Le Soir. 

 « Je sais ce qu'il cherche. Ca ressemble trait pour trait à ce qu'il ne trouvera pas. »

Paru aux éditions La Différence, le roman de Delaive met en scène sept personnages, venus d'Europe et d'Amérique, dont certains qui disparaissent et d'autres qui les recherchent.  Vingt années de leurs allées et venues nourrissent un roman fait de vies éclatées, sur fond de crise politique, sociale, économique mais aussi existentielle. Entre Liège, l'Argentine et le Chili, en passant par la Hollande, le récit est ponctué de portraits attachants d'hommes et de femmes blessés, entre nuages et paysages. Le lecteur retrouvera avec plaisir dans ce roman-puzzle certains protagonistes, fictifs ou non, comme Lunus et Juan Serafini, du précédent roman Café Europa. À n'en pas douter,  romancier, Serge Delaive aime faire évoluer des personnages en quête identitaire, qui ne sont pas des héros et qui cherchent leur voix unique dans le chaos. Parce qu'ils lui ressemblent ?

C'est un fait que je ne puis plus nier : il m'est arrivé d'avoir des écrivains pour amis, d'avoir des amis qui se révèlent écrivains ou même de prendre mes amis pour des écrivains. Serge Delaive est tout cela à la fois et sûrement le premier d'entre eux. L'amitié qui nous lie, même s'il m'en voudra de l'écrire, est bel et bien née sous le signe d'une amitié littéraire. Les premiers poèmes qu'il me montre, La soixante et unième seconde, donneront la matière des premiers recueils Légendaire et Monde jumeau. Au panthéon de ses auteurs dans ces années de formation, un étrange tiercé : Rimbaud, Philip K. Dick et Hugo Pratt.

Chez Serge, auteur à ce jour d'une quinzaine de livres de poésie et de prose, ce qui me frappe depuis toujours, c'est sa modestie, voire son humilité face à son travail d'écrivain, qui a pu confiner parfois, à ma grande irritation, au dénigrement de son œuvre. Pour celui qui a grandi dans l'entourage artistique de Jacques Izoard ou d'Eugène Savitzkaya dont il a vu défiler l'effervescence, la barre était sans doute d'emblée placée très haut...

Il suffit d'ailleurs de voir le profond scepticisme dont il fait montre aujourd'hui pour accueillir ce prix. Car Serge Delaive est de ces écrivains chez qui la sincérité est un ingrédient essentiel. Il ne triche pas. Il faut que la vie et l'écriture communiquent en lui. Ou rien. Ses voyages, ses expériences, sa famille et ses amis prennent place dans ses livres, à côté de l'imaginaire. En poésie comme en prose, il a mis au point une écriture originale, parfois âpre et amère, toujours directe, qui s'encombre peu d'images et que traversent les humeurs du moment. L'angoisse qui accompagne les personnages du roman Argentine n'est certes pas une fiction, mais une transposition romanesque des doutes et des tragédies qui habitent Delaive. C'est ainsi que la disparition du père est lisible, soit en filigrane, soit de manière explicite, dans nombre  de ses textes. Cette adéquation entre son œuvre, ses lectures et sa vie font de lui à mes yeux un écrivain exemplaire et sans compromission. Serge Delaive est aussi un homme pour qui une bonne hygiène mentale semble liée à la pratique de la littérature : pour un peu, il vous demanderait, en lieu et place de « Comment ça va ? », « As-tu écrit ? ». En tous cas, envers moi, c'est ainsi qu'il se comporte. Nul doute que pour lui, les écrivains doivent avant tout s'occuper d'écrire...

Serge Delaive

En 2004, Café Europa reçoit un excellent accueil critique, est nominé pour le Rossel, et rencontre son public. C'est une page qui se tourne pour Serge, à qui la reconnaissance littéraire va commencer à sourire. En 2006, s'opère un fulgurant retour à la poésie, avec Les jours, peut-être le recueil le plus abouti, qui recevra le prix Marcel Thiry. Depuis, les poèmes se sont succédé sans relâche (Poèmes sauvages, Le sexe des bœufs, Une langue étrangère). Serge écrit dans le long terme, peaufine un univers littéraire qui se complète d'un livre à l'autre. Ses trois premiers recueils de poèmes formaient une Trilogie Lunus / Poésie. Les romans Café Europa et Argentine sont les deux premiers volets de la Trilogie Lunus / Roman. Mais qui est donc ce Lunus, personnage omniprésent dans l'œuvre delaivienne ? Un double fantasmé ? Un alter ego,  un frère rêvé que ses ailes de papier n'empêchent pas de voler ? Peut-être finalement n'est-il rien d'autre qu'un reflet du lecteur qui accepte le miroir que l'auteur lui tend...

Malgré une vie professionnelle (Serge est tour à tour enseignant, logisticien pour MSF en Afrique centrale, coordinateur de projet, chômeur, puis formateur et coordinateur pédagogique), familiale et sociale chargée, il semble avoir en lui une tension permanente, un besoin d'écriture qui ne baisse jamais. Il prend des notes, tient un journal, retravaille énormément... . Enfin, Serge Delaive vit, aime et voyage, voyage pour vivre et aimer, et semble écrire pour aimer oublier qu'il n'est pas en voyage. Je ne connais personne qui soit autant que lui hanté par le désir de s'évader, de soi-même et du monde. De n'être présent que dans l'ailleurs.

Avec une déjà impressionnante carrière littéraire à son actif,  il est aussi photographe d'instants secrets et a exposé à Liège et à Paris. Que ce soit dans le roman, la poésie, la photo ou tout simplement dans la vie, Serge Delaive m'apparaît surtout comme un homme qui avance armé de sa subjectivité et comme quelqu'un en qui je n'ai pas fini de croire. Difficile pour moi de partager tout mon Delaive. Dire qu'il faut le lire d'urgence, et non seulement le romancier rossellisé, mais aussi le remarquable poète qui se souvient de Yeats et de Corto Maltese et qui parle des femmes qui font taire les oiseaux.

Comme il faut aussi savoir fermer les livres et partir.

 

 

 

Karel Logist
Décembre 2009

 

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Karel Logist est avant tout poète, mais aussi romancier, éditeur, animateur infatigable de la vie culturelle et de la promotion des lettres. Il a reçu en novembre 2009 une Special Recognition du Conseil culturel mondial.

 


 

Photo © Max Carnevale / La Différence

Le  site web de Serge Delaive : www.sergedelaive.net

 

 

Légendaire, poèmes, Éditions Les Éperonniers, coll. Feux, Bruxelles, 1995
Monde jumeau, poèmes, Éditions Les Éperonniers, coll. Feux, Bruxelles, 1996
Par l'oeil blessé, poèmes, L'Arbre à Paroles, Amay, 1997
Revolver, poèmes, Éditions de l'Acanthe, Namur/Bruxelles, 1999, avec un avant-dire et une linogravure originale signée Henri Falaise
Le temps du rêve, roman, Éditions Les Éperonniers, sous le pseudonyme d’Axel Somers, Bruxelles, 2000
Le livre canoë, poèmes et autres récits, Éditions de la Différence, coll. Clepsydre, Paris, 2001
Café Europa, roman, Éditions de la Différence, Paris, 2004
En rade, poèmes, Éditions Décharge/Gros textes, coll. Polder n°129, Toucy/Châteauroux-les-Alpes, 2006, préface de Jacques Izoard
Les jours suivi de Ici là, poèmes, Éditions de la Différence, coll. Clepsydre, Paris, 2006
Poèmes sauvages, Maelström Éditions, coll. Bookleg N°30, Bruxelles, 2007
L'homme sans mémoire, roman, Éditions de la Différence, Paris, 2008
Le sexe des boeufs, poème, illustré par Robert Varlez, Tétras Lyre Éditions, collection accordéon, Soumagne 2008
Une langue étrangère, poèmes, L'Arbre à paroles, avec une illustration originale de Marilu Nordenflycht, Amay, 2008
Argentine, Éditions de la Diffférence, Paris, 2009