

Dans ces deux images photographiques, Madeleine en extase et Madeleine pénitente (1991) du photographe suisse Olivier Richon - qui constituent le dyptique Et in Arcadia Ego1 - , le corps de la sainte Marie Madeleine, auquel fait référence le titre, n'est pas représenté. Richon photographie l'absence du corps : l'intégrité du corps saint a disparu, seuls sont représentés les restes dispersés , le vestige, l'épluchure (tissu, citron, oignon). Le portrait de Madeleine se produit par conséquent à travers la configuration d'une nature morte : il s'agit d'un « portrait de sensations ». En fait, dans ces deux photographies, la scène est tout à fait réduite à son ossature : dans une profondeur creusée entre une table et un mur de sorte à recréer la spatialité des niches de la nature morte picturale, sont disposés un citron et un tissu rouge dans Madeleine en extase, un oignon et un tissu bleu dans Madeleine pénitente.
Le portrait de Marie Madeleine (absente) en nature morte, ou plutôt en memento mori, met en scène les sensations du personnage-protagoniste : c'est sans doute précisément l'absence du corps évoqué de Marie Madeleine qui met l'accent sur la sensorialité, puisque ce corps absent laisse des traces de lui, il « imprègne » des objets : il s'imprègne surtout dans les plis du tissu abandonné, qu'on a laissé tomber sur la table - objet qui renvoie à la dimension tactile - ; en outre, les figures de nourriture, mises à la place des mouvements de la chair de la sainte absente, mettent en jeu les dimensions gustative et olfactive.
La nourriture photographiée a été fixée dans l'acte de l'épluchage (le citron) et après le premier coup de couteau (l'oignon). La figure du citron comme celle de l'oignon, en montrant leur composition « interne », se révèlent comme des objets qu'on peut goûter, et pas seulement observer. La nourriture présente deux rythmes de consommation différents, qui forment une rime avec les passions mises en jeu par le titre et rendues sur le plan plastique par les différents tons du tissu, ainsi que par les deux différentes configurations chromatiques des photographies. La vanité de toutes choses n'est pas uniquement représentée à travers l'image de ce qui est consommable par excellence, la nourriture, mais aussi et surtout à travers les passions mises en jeu par ces images : l'extase qui, comme la saveur âpre et ponctuelle d'un citron, s'épuise en un instant ; quant à l'autre, le repentir, elle apparaît clairement inauthentique, puisque produite artificiellement par le biais d'un « instrument émotionnel », l'oignon comme déclencheur automatique de larmes. La figure de l'oignon au sein d'une configuration associée à l'intertexte de l'iconographie religieuse, renvoie à un effort émotionnel : Marie Madeleine « se presse » - comme un citron - en larmes pour démontrer sa sainteté, pour faire de ces larmes une preuve, un témoignage de son repentir. Mais l'« instrumentation » de l'oignon et l'action du « pressage » en annulent toute la gratuité, toute l'authenticité, toute la vive émotion. Tandis que les vraies larmes ne se calculent pas, celles de Madeleine pénitente sont au contraire évoquées comme des preuves implacables, comme une « démonstration » éclatante du repentir et de la sainteté (elle veut s'exhiber « en odeur de sainteté »). Les larmes sont ici présentées à l'aune de la nourriture à consommer placée sur la table, présentées pour nous pousser nous aussi spectateurs à un memento mori fictif : les larmes sont « mises à disposition », falsifiées, et se donnent comme un escamotage par lequel le jugement de Dieu ou le destin mortel de chacun de nous peuvent être contournés. Le véritable péché de Marie Madeleine se trouve ainsi « revisité » par l'image contemporaine : Marie Madeleine ne semble plus tant coupable du péché charnel et du vice des sens comme dans la tradition évangélique, que coupable de quelque chose qui ne prévoit aucun salut : simuler le repentir et la sainteté. Alors que les larmes ont toujours été considérées comme l'incarnation de la pénitence, le corps est ici absent ; il n'est plus le support des pleurs, il ne témoigne plus dans sa propre chair de la douleur et de la conversion : les larmes, dont ne reste que le simulacre - de même que ne reste que la peau du corps de la sainte - ne possèdent aucun pouvoir sacrificiel.
Décembre 2009

Page : précédente 1 2