Le sacré dans l'image photographique

La recherche en sémiotique connaît actuellement une grande vitalité. L'ouvrage de Maria Giulia Dondero en témoigne. Il est le fruit du parcours de recherche d'une jeune sémiologue italienne, aujourd'hui chercheure qualifiée du FNRS à l'Université de Liège. Dans cet ouvrage, Maria Giulia Dondero n'hésite pas à exploiter un corpus peu étudié, celui de la photographie artistique contemporaine, pour débattre avec Walter Benjamin et Roland Barthes, notamment, au sujet du statut théorique de la photographie et du problème de la représentation du sacré.

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Son ouvrage s'articule en deux grands volets, l'un consacré à la discussion théorique, l'autre à l'analyse des corpus de photos.

Sacralisation de l'objet-photographie

La première partie du livre (chapitres 1 & 2) est ainsi dédiée à « interroger les stratégies et les pratiques de sacralisation de l'objet-photographie » (p. 19). Si le sacré est, par excellence, « l'intraitable », voire ce qui ne peut pas se dire et ce qui ne peut pas être manipulé, l'expérience photographique « intraitable » du punctum, décrite par Barthes (expérience d'une image photographique qui nous affecte et nous frappe), permet de lier la photo au sacré.

Ce lien entre en tension directe avec la position de Benjamin qui ne concède pas à la photo, image produite par un médium esclave de la reproductibilité et de la trivialité mondaine, l'« aura » sacrale que l'on accorde en revanche volontiers à l'original pictural.

Cette position est critiquée par Dondero, laquelle met en évidence la capacité des photos à nous offrir au contraire une expérience intime et profonde de la relation entre passé et présent (l'expérience de la photo permet en fait une intersection des présences, entre la sensori-motricité du producteur de la photo et son observateur, intersection de présences fournie par l'expérience auratique qui établit des interstices du « lointain » dans le « proche »).

Le but de Dondero est surtout de montrer que la photo n'est pas ontologiquement quelque chose qui relève de l'« intraitable » (perspective génétique), mais par contre une image qui peut mettre en scène l'intraitable (perspective générative), qui devient une de ses options avec la dimension du sacré. La photo est le lieu d'exercice de multiples stratégies de signification et se révèle comme capable de signifier bien davantage que ce qu'elle représente.

Cette approche ouvre pour la photo la possibilité d'aller au-delà de sa nature d'empreinte directe de la réalité, afin de laisser voir les « formes plastiques », les effets de significations, mais aussi les pratiques de production et d'interprétation liées à son usage. De ce point de vue, les fréquents effets de désacralisation - ou de transformation des valeurs sacrées - présents dans les corpus photographiques actuels, peuvent être étudiés du point de vue des différentes esthétiques et des pratiques sociales de réception et d'usage. Ce n'est pas (ou ce n'est pas seulement) la photo comme medium qui « désacralise » les sujets représentés par rapport à la peinture, mais un certain type d'utilisation et de mise en valeur de ce medium (sinon, on ne pourrait pas comprendre la diffusion des photos dévotionnelles des saints et des sanctuaires contemporains).

Exploration de corpus photographiques

La deuxième partie du livre de Dondero (du troisième chapitre au dernier, le neuvième) est dédiée à étudier la relation entre iconographies photographiques et sacré, et donc à l'exploration de corpus photographiques contemporains qui montrent les aventures de la « mise en photo » du sacré et du religieux. L'auteure choisi de ne pas définir le sacré de manière a priori, voire avant l'analyse des textes visuels, même si elle montre qu'elle adhère à une conception « écologique » de ce terme, empruntée à l'œuvre du philosophe Gregory Bateson, en entendent le sacré comme domaine plus étendu que le religieux et comme « configuration écologique de l'inviolable » (p. 24) : les corpus photographiques fonctionnent à ce propos comme le « terrain d'une permanente mise en œuvre et renégociation de valences de valeurs » (p. 25). Dondero remarque un certain décollement entre sacré et religieux dans le monde contemporain : les corpus textuels analysés montrent souvent la distance entre l'assertion d'une thématique religieuse et la négation de son assomption comme configuration sacrée. En tout cas, le sacré est et reste le domaine de ce qui est originaire et inviolable, de ce qui fonde « le valoir des valeurs », le sens du sens.

Les corpus analysés sont disposés en un ordre précis, à partir de ceux qui font référence plus explicitement aux thèmes et aux personnages de l'iconographie religieuse, jusqu'à ceux qui « construisent une configuration du sacré... au-delà de la thématique du religieux », entre autres en traitant des sujets comme la maladie et la mort. Voici donc les saints « qui posent » de Pierre et Gilles, et les saints anonymes de J. Saudek. Voilà les photos de O. Richon, qui mettent en scène la figure de sainte Marie-Madeleine à travers une série de traces de son corps, ses « restes » (des vêtements, de la nourriture) : il s'agit de portraits qui se construisent par le biais de la configuration visuelle d'une nature morte photographique.

La série Soliloquy de S. Taylor-Wood nous propose des « palimpsestes » composés de plusieurs images (comme les retables d'autel de la tradition picturale), devient l'occasion pour analyser des phénomènes d'intertextualité (intrasérielle, intrapoétique, interpoétique, intergénérique).

Dans les images de J. P. Witkin nous assistons à la mise en scène de la maladie comme destin (en particulier, les maladies congénitales) et de la conscience de soi-même du malade. Ces photos montrent un regard scientifique qui veut « trop voir », et qui donc détruit, de façon sacrilège, l'enveloppe sacrée de l'identité et du corps.

Le chapitre huit est dédié à A. Sekula et à sa Fish Story, qui est « un raisonnement figural sur la maladie [...] conçue selon des connotations culturelles et sociales » (p. 177), allégorie de la condition du travail, en particulier des immigrés, dans le contexte de la globalisation, avec ses effets de violation de la relation de l'homme avec son environnement naturel (l'homme de ces corpus photographiques est un poisson hors de l'eau, comme le suggère figuralement le titre).

Le dernier chapitre montre comment la photo, en particulier la série de D. Michals The Human Condition, est capable de pénétrer dans les dimensions de l'introspection et de l'intimité, de représenter les présences au delà des formes reconnaissables, en exploitant, du point de vue figural, des effets « auratiques » comme le flou.

 ***

En conclusion, la photographie artistique apparaît comme un lieu intéressant de mise en question de la relation que le monde contemporain entretient avec le sacré et le religieux, dimension irréfragable de la vie. Dondero trouve une connexion entre photographie et sacré : la relation de la photographie à l'événement inconnaissable qui l'a produite est comparable à la condition de la signification humaine, suspendue entre « indices précaires et tensions en vue de repérer quelque chose de significatif, de sensé » (p. 222). Le parcours proposé par le texte de Maria Giulia Dondero apporte ainsi, nous semble-t-il, une contribution vraiment importante pour l'analyse de la photographie et du visible en général.

Voir aussi deux photos commentées par Maria Giulia Dondero à la page 2

 

Andrea Catellani
Décembre 2009

 

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Andrea Catellani est professeur à l'Université Catholique de Louvain où il dirige l'Unité de recherche en communication.

 

Voir aussi l'article de Reflexions : La photo, medium de l'invisible

Voir aussi le compte rendu de Jean Fisette, sémoticien canadien, sur la revue en ligne Image and Narrative


 

Maria Giulia DONDERO, Le sacré dans l'image photographique. Études sémiotiques, Hermès-Lavoisier, Paris, 2009, coll. Forme et sens, dirigée par Jean-Jacques Boutaud. Traduction par François Provenzano. Préface de Jean-Marie Klinkenberg

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