Fred, Philémon. Le Voyage de l’incrédule

Fred-PhilemonFred, le père de Philémon, l’auteur du Petit Cirque, du Manu-Manu, de L’Histoire du Corbac-aux-baskets et de la chanson de Dutronc « Le fond de l’air est frais », nous a quittés il y a un peu plus d’un an, en avril 2013. Quelques semaines plus tôt, il avait fait paraître son dernier opus, Le Train où vont les choses, le 16e album des aventures de Philémon, qui thématisait sa propre perte de créativité et qui lui avait demandé des années d’effort. Ce récit ultime ne s’achève d’ailleurs que, grâce à un tour de passe-passe éditorial, par la reproduction des planches initiales du premier album, comme si le poète de la bande dessinée bouclait la boucle afin de mourir en paix. Ce n’est certes pas ce chant du cygne (touchant mais plutôt triste et décevant) que j’aimerais relire cet été, mais l’un des chefs-d’œuvre de cette série à nulle autre pareille. Combien de fois, durant ma jeunesse, ai-je relu les aventures de Philémon ? Elles sont centrées sur le personnage de Barthélemy, qui a vécu des années sur le « A », une île appartenant à un monde parallèle, celui des lettres de l’océan Atlantique – Fred s’étant amusé à prendre pour des terres, au milieu des cartes géographiques, les formes noires qui apparaissent sur le bleu des mers. Hélas, Barthélemy, malheureux dans le monde réel, rêve de retourner sur son île imaginaire. C’est pourquoi Philémon et son oncle Félicien essayent de l’aider à trouver de nouveaux passages vers le « A ». Mais l’entreprise échoue sans cesse et est toujours à recommencer. Cette bande dessinée n’est pas seulement poétique, originale, fabuleuse et onirique, elle est aussi ironique et réflexive : elle produit sans cesse des formes subtiles de distanciation à la Brecht, en mettant à nu les conventions de la bande dessinée. Toutefois, l’été passe vite et je n’aurai pas le temps de relire l’ensemble. Quel album choisir ? À qui voudrait découvrir cet univers merveilleux, je conseillerais le premier tome, Le Naufragé du « A ». Mais le relecteur a le droit de sauter quelques étapes. Sans doute vais-je opter pour le quatrième tome consacré au pays des lettres : Le Voyage de l’incrédule. De quoi s’agit-il ? Hector, le père de Philémon, se trouve par erreur envoyé sur le « A ». Or, il représente le bon sens terrien, la rationalité brutale, et n’est pas du tout prêt à croire aux sornettes que lui bassine son fils chaque fois qu’il rentre trop tard à la maison. S’ensuit une double lecture particulièrement savoureuse où l’incrédule en question relit de façon réaliste chaque événement abracadabrant auquel il est contraint d’assister, comme le passage d’un troupeau de souffleurs ou la destruction d’un vaisseau-théâtre par les criticakouatiques – car, jeu dans le jeu, cet épisode exemplaire se déroule, au pays des lettres, dans le milieu du théâtre… Un vrai spectacle en bande dessinée.

Laurent Demoulin

Fred, Philémon. Le Voyage de l’incrédule, Paris, Dargaud, 1974.
 

<   Précédent   I  Suivant   >
Retour à la liste des BD
Retour aux Lectures pour l'été 2014