L’art peut-il faire bon ménage avec la politique ? D’un point de vue purement opportuniste, les deux blocs qui se faisaient face pendant la Guerre froide n’ont en tout cas pas hésité à recourir aux beaux-arts dans le dessein de diffuser, de manière plus ou moins subtile, la propagande susceptible de servir leurs intérêts. Ce fut clairement le cas du régime soviétique et de ses vassaux, adeptes d’un réalisme socialiste qui irrigua les lettres, les arts plastiques, la musique, le cinéma et qui fut loin d’être toujours médiocre. Toutefois, l’Occident capitaliste ne fut pas en reste dès lors que la Guerre froide fut aussi – peut-être surtout - un affrontement culturel.
Le dernier opus d’un des représentants les plus éminents des lettres anglaises contemporaines, Ian McEwan, constitue une plongée dans les années soixante et septante du siècle dernier, au cours desquelles le MI5 (l’agence de renseignements anglaise aux faîtes de sa gloire pendant la Guerre froide) subventionna, par l’intermédiaire de fondations-écrans, des artistes dont la sensibilité « anti-totalitaire » semblait s’accorder avec la lutte contre ce qu’un acteur de second rang devenu président des États-Unis d’Amérique appela « l’Empire du Mal ». Serena Frome, une jeune étudiante de Cambridge, à l’issue d’une idylle estivale avec un vieux professeur jadis recruté par le MI5, se trouve embringuée, en raison de son amour compulsif pour la lecture, dans une opération destinée à recruter, à l’insu de celui-ci, Tom Haley, un jeune auteur prometteur, et à financer ainsi un écrivain dont on attend en haut lieu une production destinée à servir les desseins de l’Occident culturel libéral. Sauf, bien entendu, que rien ne marche comme prévu puisque, en particulier, Serena tombe amoureuse de son auteur et se trouve écartelée entre cet amour et ses accointances secrètes avec le MI5. D’où il résultera que le mélange de l’art et de la politique n’est en tout cas guère propice au développement d’une relation amoureuse harmonieuse. Encore que, comme semble l’attester une fin virtuose qu’on laissera au lecteur le soin de découvrir, la littérature peut tout sauver.
On retrouve dans ce roman le ton volontiers sarcastique, l’audace de la composition et l’entremêlement réussi de thèmes multiples, grâce auxquels il ne paraît pas exagéré de voir dans Ian McEwan l’un des plus épatants écrivains de sa génération.
Nicolas Thirion
Ian McEwan, Opération Sweet Tooth, Paris, Gallimard, 2014, coll. Du monde entier, trad. fr. de France Camus-Pichon, 448 p.
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