Jerry Stahl, Moi, Fatty

StahlL’acteur de muet Roscoe Arbuckle, mieux connu sous le pseudonyme de « Fatty », contribua indéniablement à nourrir l’imagerie populaire du « bon gros sympa », à l’époque des balbutiements du Septième art. Mais sa destinée, suivant une courbe au tracé typiquement américain, l’amènera successivement à éprouver le rejet, l’adulation, la haine, la déchéance et l’oubli. L’écrivain Jerry Stahl a choisi, pour relater cette existence tragique, un mode narratif délicat à mettre en œuvre : l’autobiographie apocryphe. Périlleux exercice que d’adopter ainsi le « je » concernant un personnage en chair, en os et surtout en graisse. Tout le talent de Stahl consiste donc à se maintenir à un niveau de justesse constant dans le récit, en recréant du dedans la conscience et la réalité d’Arbuckle. Il faut dire que le gabarit du « millionnaire à visage de fœtus » permettait qu’on s’y immisce avec aisance : plus de 120 kilos pour 1m70… Avant de devenir ce poids lourd de l’humour « tarte à la crème » (dont on lui doit apparemment l’initiative), Roscoe fut surtout ce jeune garçon voué aux lazzis cruels de son entourage, à commencer par ceux d’un père qui lui voua un mépris indéfectible, même aux moments de faste. Le géniteur, alcoolique notoire, accusait en effet son éléphantesque descendance d’avoir « cassé » sa femme, au passage du col de l’utérus. C’est cet homme infect et violent qui rebaptisa Roscoe en « Fatty », le sobriquet qui allait, selon une cruelle ironie, fonder sa renommée. Devenu une figure hollywoodienne célébrissime, Arbuckle aurait pu éclipser le freluquet Chaplin si son aura n’avait été définitivement ternie, au milieu des années 20, par un scandale sexuel et la mort d’une starlette dans lesquels il fut impliqué à tort. Du jour au lendemain, le poupon à taille adulte se mua en monstre, dont la presse ragotière dépeça avidement la carcasse.  Un excellent roman, magistralement traduit par l’écrivain Thierry Marignac.

Frédéric Saenen

Jerry Stahl, Moi, Fatty, trad. Thierry Marignac, Rivages / noir n°921, 357 p.
 

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