Jeanne Susplugas : Très chères dépendances
 Pour sa deuxième édition, le cycle « Artistes à l’hôpital » initié par Julie Bawin a proposé à la plasticienne Jeanne Susplugas d’investir le CHU de Liège. Son travail autour du médicament, de la dépendance et du rituel y résonne avec une force toute particulière.

 

PeepingTomsHouseUne invitée incontournable

C’est l’heure de la pause déjeuner. Dans la grande verrière du CHU de Liège, au milieu des allées et venues, un jeune homme se penche pour coller son œil à un cabanon en plastique jaune vif, aux apparences de maisonnette pour enfants. Il relève la tête, fait la moue, s’apprête à repartir. Il n’y a rien là dedans. Nous lui suggérons de regarder encore : il faut en effet bien coller son œil aux trous percés dans la « Peeping Tom’s House » de Jeanne Susplugas pour voir ce qui, d’ordinaire, n’est pas censé être vu : une multitude de vignettes vidéo capturant nos rituels intimes : brossage de dents, extraction de poils... «Pour cette exposition, j’ai choisi un pan de mon travail très axé sur le médicament mais aussi sur le corps en général : ce qu’on lui fait subir pour des raisons de santé mais aussi pour être davantage dans les normes sociales», explique Jeanne Susplugas.

Jeanne Susplugas-MaisonMaladeNée en 1974, Susplugas est aujourd’hui quelqu’un qui compte dans le milieu de l’art contemporain. Depuis une quinzaine d’années, cette Française élabore une œuvre ambitieuse, explorant de multiples supports  (photo, vidéo, sculpture, peinture... ) et creusant le sillon de ses obsessions : le rituel, la dépendance, l’hygiénisme, l’aliénation qu’il suggère.  Fille de pharmaciens – ça ne s’invente pas –, Susplugas s’est notamment fait connaître à la fin des années 90 par une œuvre intitulée « La Maison malade », une installation remplie de boîtes de médicaments vides. «C’est par cette œuvre que j’ai découvert son travail, raconte Julie Bawin, enseignante et chercheuse à l’Université de Liège et par ailleurs présidente de la commission culturelle du Musée en Plein air du Sart-Tilman. Cette installation nous invitait à réfléchir sur nos propres gestes de consommateur avec, en même temps, un côté très ludique puisqu’on pouvait entrer dans cette maison, marcher sur ces médicaments. C’est une artiste qui joue constamment sur ce double registre : enfantin, festif et en même temps dérangeant, critique, déceptif. »

Pour Julie Bawin, inviter Susplugas dans le cadre de cette deuxième édition du cycle « Artistes à l’hôpital » était une évidence. Initié en 2012 avec une exposition du Belge Djos Janssens, ce cycle a en effet pour vocation de rapprocher le monde de l’art contemporain et le monde hospitalier, dans la tradition d’un Charles Vandenhove, bâtisseur du CHU qui invita en son temps des artistes comme Sol LeWitt ou Daniel Buren à marquer le bâtiment de leur empreinte. «Montrer un travail qui interroge la dépendance aux médicaments dans le cadre de l’hôpital est un défi, même si le travail de Jeanne Susplugas ne se veut pas simplement accusateur», commente Julie Bawin.

 

Jeanne Susplugas-aspirineGraal sous blister

Le ton, mi-désabusé, mi-léger, est de toute manière donné d’emblée : à quelques pas de la « Peeping Tom’s House », dans la grande verrière, un mot de bienvenue s’étale en néons lumineux : L’aspirine c’est le champagne du matin. Cette phrase écrite par Marie Darrieussecq à l’intention de l’artiste dans le cadre d’une performance donnée à la Maison Rouge sonne comme le slogan des lendemains de la veille. Dans le hall d’entrée d’un hôpital, comment faut-il le prendre ?

Jeanne Susplugas-LightHouseLe questionnement se poursuit au niveau -3 : accrochées dans le couloir, deux photographies de « La Maison malade » retiennent l’attention. « La Maison malade » est un projet qui contient déjà ce qu’on retrouve aujourd’hui dans mon travail, commente Jeanne Susplugas. À cause de l’aspect médical mais aussi de l’aspect maison. J’ai appris que les gens qui avaient une dépendance associaient leur addiction à une maison fantasmée, à un refuge psychologique, de telle sorte que le mot « maison » est entré dans le vocabulaire psychiatrique. Où l’on repense au cabanon jaune et à d’autres œuvres de l’artiste, comme « Light House », cage lumineuse en forme de cocon.

Julie Bawin (à gauche) et Jeanne Susplugas (à droite) à l'intérieur de l'œuvre Light House

Dépendance, encore, dans les six photos de la série « Addicted », exposées dans la salle du Musée en plein air. «Pendant deux ans, j’ai photographié quelque 200 personnes de tous âges en train de prendre un médicament, soit le médicament qui rythme leur vie, soit un médicament qu’elles choisissaient en fonction de sa forme, de sa couleur. Cette série a été conçue lors de mes voyages en Europe mais aussi en Asie et aux États-Unis. Il y a des amis mais aussi des personnes que je n’avais jamais vues», explique l’artiste. On reconnaît le visage de Nicolas Rey, écrivain français avec qui Susplugas a travaillé par le passé et qui n’a jamais fait secret de ses années d’excès, entre drogues, alcool et médicaments, dans le sillage des Beigbeder et consorts. Pilule blanche sur la langue, il s’offre à l’objectif dans une position de fidèle recevant l’eucharistie.

Jeanne Susplugas-Addicted Jeanne Susplugas-Graal

Écho à la dimension rédemptrice du médicament, la sculpture Graal, immense Lexomyl de cristal dont le quart découpé laisse apparaître quelques miettes, évoque autant la pesanteur de la maladie que la transparence à laquelle on associe l’usage, légal, des médicaments et celui, supposé légitime, des mots. «J’ai hésité à appeler cette pièce Graal, confie Jeanne Susplugas. Mais il y a quelque chose de cet ordre pour les personnes qui souffrent vraiment de problèmes nerveux. Le verre évoque leur fragilité mais aussi la fragilité sociale : dans nos sociétés, dire à un ami « prends un Lexomyl » est  une plaisanterie. Comme les mots « borderline » ou « schizophrène » qui sont entrés dans le langage courant alors que ce sont de vraies maladies. Comme si, par le vocabulaire, on usurpait la place de ces personnes à qui l’on en fait déjà très peu.»

 


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