Durant ce mois de mars, l’écrivain colombien Juan Gabriel Vásquez réside à Bruxelles, où il est invité en tant que writer in residence par Passa Porta, Maison internationale des littératures. Il se rendra à l’ULg pour une rencontre avec les étudiants dans le cadre du cours de ‘Cultures hispaniques’. Rendez-vous le vendredi 21 mars à 11h à la Salle Lumière.
C’est un choix heureux de Passa Porta, Maison internationale des littératures à Bruxelles, que d’inviter Juan Gabriel Vásquez, écrivain dont le parcours, s´il n´est pas encore bien long, est cependant déjà très international. Né à Bogotá en 1973, ce Colombien décide de voyager en Europe, avec l’espoir de suivre les traces des grands écrivains du boom, Julio Cortázar, Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes ou Mario Vargas Llosa, qui ont écrit leurs textes les plus connus loin de chez eux. Ainsi le jeune apprenti écrivain abandonne son pays pour découvrir Paris, ville qui par le passé, représentait pour de nombreux écrivains latino-américains le centre de la vie littéraire. Là-bas, Vásquez entreprend des études de lettres à la Sorbonne. Mais après un séjour de presque trois ans, il ressent de nouveau le besoin de changer d’air ; c’est ainsi qu’il abandonne la Ville-Lumière pour la tranquillité d’un petit village des Ardennes belges où il restera une année, dont il dira plus tard qu’elle a probablement été la plus importante pour sa vie d’écrivain. Après les Ardennes, c’est la ville de Barcelone qui l’accueille. I
l y consolidera sa réputation de traducteur littéraire (de l’anglais – E.M.Forster – et du français – Hugo) et deviendra un critique littéraire respecté. Actuellement, Juan Gabriel Vásquez est reconnu comme un écrivain hispano-américain important, et son œuvre est traduite dans une douzaine de langues, parmi lesquelles le français, chez Actes Sud et au Seuil. Son dernier roman, Las reputaciones (2013) vient d’être sélectionné comme finaliste du premier prix biennal de littérature Mario Vargas Llosa, qui sera remis à Lima le 27 mars prochain.
Après avoir publié deux romans qu’il préfère oublier, Juan Gabriel Vásquez écrit un recueil de nouvelles, intitulé Les Amants de la Toussaint (Seuil, 2011), et dont les histoires se passent entre la Belgique et la France. Dans un compte-rendu publié dans Le Monde, Jean Soublin décrit ces nouvelles comme austères, tristes et parfois effrayantes. Elles marquent également un virage dans l’œuvre de Vásquez, dans la mesure où elles incluent certains traits qui marqueront fortement ses romans postérieurs. L’ambiance teintée de brouillard, la précision de la langue et la prose contenue, le dosage parfait entre révélation et rétention de l’information, ainsi que la profondeur psychologique des personnages en sont quelques exemples.
Il n’est pas étonnant que Vásquez soit l´un des trois finalistes du prix Vargas Llosa (les deux autres sont les écrivains espagnols Juan Bonilla et Rafael Chirbes) : même si le Colombien ne cite pas souvent l’œuvre du prix Nobel de littérature péruvien, entre son œuvre et celle de son voisin se tissent de nombreux liens. Comme Vargas Llosa, et à la différence de pas mal d’autres écrivains latino-américains contemporains, Vásquez raconte toujours une bonne histoire, ou plutôt plusieurs histoires en une, histoires dans lesquelles les personnages croisent leurs chemins, parfois pour leur bonheur, souvent pour leur malheur. Ces romans se caractérisent aussi par le suspense, et le lecteur désire savoir comment ils terminent: il s’agit, à partir du présent, de reconstruire le ‘vrai’ passé en contrepoint de la version d’un personnage qui a menti, qui a préféré le silence, qui n’a pas su ou pu parler, ou qui a donné une version et passé sous silence d’autres versions possibles. Moyennant cette reconstruction d’un ou de plusieurs passés individuels, c’est une version de l’Histoire collective qui surgit. De cette façon, la lecture de l’œuvre de Juan Gabriel Vásquez permet au lecteur de découvrir comment l’histoire européenne de la Deuxième Guerre mondiale a eu des répercussions en Colombie, où les juifs apparaissaient sur des listes noires en raison de leur nationalité allemande (Les dénonciateurs, Actes Sud, 2008) ou comment les garçons les plus ‘normaux’ et heureux ont pu être séduits par l’enrichissement facile grâce au trafic de drogues, dont les vengeances et les attentats ont marqué la vie des citoyens colombiens pendant de longues années (Le bruit des choses qui tombent, Seuil, 2012). Dans ces romans, la frontière entre la vie privée et la vie publique/politique est poreuse, voire inexistante.
Entre ces deux titres, Vásquez publie un roman sur un roman, Histoire secrète de Costaguana (2010) qui reconstruit, sur un mode fictionnel, l’histoire de la création de Nostromo, livre que Joseph Conrad publia en 1904 et qui, chez Vásquez, devient l’histoire de la naissance de la République de Panama et de sa séparation de la Colombie. Le choix du dialogue avec Conrad est significatif : l’écrivain colombien voit en lui un prédécesseur important et non reconnu du nouveau roman latino-américain. Il lui consacre des réflexions dans plusieurs textes réunis dans un volume d’essais El arte de la distorsión (2009), livre magnifique qui rend bien compte de l’élégance de style et de la profondeur des connaissances littéraires de l’auteur, connaissances qui vont du Quichotte en passant par Julio Ramón Ribeyro aux romans de Philip Roth avec lesquels ses propres romans souvent sont comparés. Vásquez a également publié une brève biographie de Conrad au titre significatif El hombre de ninguna parte (2007). Et le fait d’être un homme de nulle part – Polonais apprenant le français avant d’écrire en anglais – est ce qui fait de Conrad un des grands exemples de Vásquez, un écrivain avec lequel il s’identifie profondément, ce qui montre par ailleurs qu’au royaume de la littérature la notion d’influence n’a pas de caractère territorial. Le choix de ne pas rester chez lui, de se déraciner, de vouloir connaître le monde qu’il retrouve chez Conrad – mais par exemple aussi chez Naipaul –, il le désigne au moyen de l’expression inquiline, mot qui en anglais archaïque désigne l’animal qui habite dans le lieu d’un autre. À plusieurs reprises, Juan Gabriel Vásquez a expliqué que la condition de ne pas vivre dans son propre pays résulte d’un choix complexe. Ainsi, en ce qui le concerne personnellement, il a longtemps préféré l’anonymat et la liberté de passer inaperçu. Aussi voit-il un parallélisme entre vivre à l’étranger et lire de la bonne fiction : les deux permettent d’amplifier notre notion étroite et provinciale de l’expérience humaine. En plus, pour l’écrivain elle crée des avantages dans la mesure où, comme émigré, il peut profiter de manière créative des interférences linguistiques. « Écrire ‘dehors’, dit-il, est se soumettre volontairement à l’hybridation et à l’impureté».
Après avoir écrit en Europe trois romans habités par la Colombie, Juan Gabriel Vásquez a publié en 2013 son dernier livre, Las reputaciones. Bien que, par sa thématique, ce roman soit moins colombien que les précédents, l’écrivain a ressenti le besoin de résider à Bogota pour l’écrire, pour se rendre sur le terrain et dans les rues qu’il décrit. L’inquiline est retourné chez lui pour faire ce qu’il fait si bien : se poser des questions plutôt que d’y répondre, et faire ce que font les meilleurs romanciers, selon ses propres dires : écrire afin d’avancer vers la lumière, pour découvrir pourquoi ce qui est obscur continue de l’être.
Kristine Vanden Berghe
Mars 2014
Kristine Vanden Berghe enseigne la langue et les littératures espagnoles et hispano-américaines à l'ULg. Ses principales recherches portent sur les littératures hispano-américaines du 20e siècle.