Le projet ÉpistolART, mené au sein deTransitions, département de recherches sur le Moyen Âge tardif et la première Modernité, entend mettre au jour les enjeux et stratégies du « devenir artiste » à la Renaissance, par le biais des correspondances, ici étudiées au plus près du texte, grâce à l’expertise conjuguée de philologues, historiens et historiens de l’art. En effet, les correspondances constituent un observatoire privilégié, parce qu’elles supposent par définition l’interaction entre différents acteurs et sont révélatrices de l’identité dont chacun est porteur. Elles sont un matériau précieux pour étudier les stratégies employées par les artistes pour construire leurs carrières, pour constituer et entretenir leurs réseaux sociaux, pour présenter des portraits crédibles d’eux-mêmes, pour reconnaître et se faire reconnaître. Une lettre envoyée au Titien en 1567 par le secrétaire du Prince-évêque de Liège, Dominique Lampson, est à cet égard exemplaire : elle distille maints indices quant aux processus ayant présidé au basculement du statut d’artisan anonyme à celui d’artiste « vedette », renversement que l’époque contemporaine semble avoir porté à son point culminant.
Détail de la lettre de Dominique Lampson à Titien, Liège, le 13 mars 1567 : Mon très excellent, magnifique et respectable Seigneur… (Molto eccellente et magnifico Signor mio osservandissimo…)Un statut à conquérir
Dans nos sociétés contemporaines, assoiffées de singularité et d’expression individuelle, l’artiste a acquis une légitimité toute particulière. « L’artiste n’a jamais été aussi célébré qu’aujourd’hui, au point que son apparition publique peut devenir en soi une performance artistique, comme ce fut le cas avec Joseph Beuys, par exemple», commente Dominique Allart, à la tête du projet ÉpistolART aux côtés de Paola Moreno, Laure Fagnart et Annick Delfosse. Cette valorisation qui nous semble aujourd’hui constitutive de la pratique des arts plastiques relève en réalité d’un long processus entamé à la Renaissance : progressivement, sculpteurs, peintres et architectes vont chercher à s’arracher à leur statut d’artisan et à la structure des corporations. «Nombre de réalisations que nous considérons comme des jalons dans l’art du Moyen âge, comme les sculptures des cathédrales ou la Tapisserie de Bayeux par exemple, ne sont pas signées et nous n’en connaissons pas les auteurs, rappelle Dominique Allart, leurs auteurs n’avaient pas conscience de faire des œuvres dans le sens où on l’entend aujourd’hui : ils travaillaient en fait dans le plus pur anonymat. En revanche, à partir du 15e siècle et surtout au 16e, de plus en plus d’artistes vont se mettre à signer leurs œuvres, à prendre conscience de l’importance sociale qu’ils pourraient revendiquer.»
À cette époque de redécouverte des textes anciens, où l’Italie souhaite par ailleurs asseoir sa filiation avec la culture antique, la figure de l’artiste va devenir un idéal à atteindre. «La lecture par les grands humanistes des écrits de Pline l’Ancien, par exemple, fait prendre conscience que, dans l’Antiquité, les œuvres d’art étaient valorisées pour elles-mêmes, en tant qu’objets de contemplation esthétique, et que ceux qui les produisaient étaient des personnages importants dans la société de leur temps. C’était notamment le cas d’Apelle, artiste comblé d’honneurs par Alexandre le Grand», illustre Dominique Allart. Ce contexte culturel favorisera l’émergence des premiers artistes « stars » : Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange imposent leurs signatures, leurs œuvres étant désormais frappées du sceau du génie individuel. En dehors de ces quelques élus, « se faire un nom » reste pourtant extrêmement difficile pour la plupart des artistes. Même estimés, nombre d’entre eux resteront cantonnés à un statut subalterne, parfois humiliant. «Si l’on regarde les registres de dépenses, on s’aperçoit que certains artistes de cour de la Renaissance n’étaient pas mieux payés que les cuisiniers», rappelle Dominique Allart.
Lampson, un intermédiaire de choix
Du reste, accéder au statut d’artiste suppose, outre les compétences et le talent, la mise en place de réseaux adéquats et de nouveaux moyens pour assurer la diffusion des œuvres et leur promotion auprès des amateurs d’art. Bien avant l’époque des médias de masse, des réseaux sociaux et du « personal branding », les uns et les autres vont développer des stratégies, objectivées ou non, pour « sortir du lot ». Dans ce contexte, mécènes, commanditaires, marchands mais aussi conseillers artistiques et amateurs éclairés joueront un rôle central : ce sont eux qui permettront de tisser un réseau autour de l’artiste mais aussi de lui apporter une nouvelle forme de légitimité, par l’élaboration d’un discours théorique et critique.
Domenicus Lampsonius(Dominique Lampson), 1532-1599
Né à Bruges en 1532 et entré au service des Princes-évêques de Liège, Dominique Lampson fait partie des personnalités qui participent activement à l’élaboration de cette nouvelle scène artistique européenne. «C’était un personnage particulièrement érudit, cultivé, amateur des beaux-arts», commente Dominique Allart. Connu pour avoir publié en 1565 une biographie d’un autre Liégeois de premier plan, l’artiste Lambert Lombard, Lampson est également l’auteur d’un recueil d’effigies d’artistes accompagnées d’éloges en vers, ce qui fait de lui une sorte de « Vasari du nord ». «Lampson fut l’un des grands pionniers de l’historiographie et des théories de l’art de la Renaissance, poursuit Dominique Allart, tout comme Vasari qui, pour les historiens de l’art, a signé l’acte fondateur de leur discipline par son ouvrage sur les vies des artistes italiens depuis l’époque de Cimabue jusqu’au 16e siècle. Lampson et Vasari étaient d’ailleurs en contact par le biais de correspondances. »