L'athéisme n'a pas été inventé au 19e siècle
atheismeOn a longtemps prétendu que l'athéisme était impossible et impensable avant la Révolution française. Cette idée est encore assez répandue, même si de plus en plus de chercheurs la remettent en cause. Tel était l'un des enjeux des deux colloques qui se sont tenus en juin et en octobre 2012 à l'Académie Royale de Belgique et à l'Université de Mons : montrer qu'on trouve, sous diverses formes, des revendications athées durant toute la modernité et analyser comment elles se donnent à voir.

Nous avons donc étudié le contenu et la forme que peut prendre l'athéisme sous l'Ancien Régime, c'est-à-dire à une époque où non seulement la liberté d'expression n'allait pas de soi, mais également où la question de l'athéisme se présentait d'une manière très différente d'aujourd'hui.

Parler sans plus d'explications d'athéisme peut être trompeur, car le sens a, à l'époque moderne, des significations bien plus nombreuses qu'aujourd'hui. En effet, le nom d'athée faisait rarement référence à une option doctrinale. Ce n'est pas pour rien si les membres des diverses confessions qualifiaient les autres d'« athées » quand les cœurs s'échauffaient et que les langues se laissaient aller. Il ne s'agissait en fait pas tant de désigner ainsi ceux qui auraient considéré qu'aucun Dieu n'existe ou de viser ceux qui auraient estimé vaine et dépourvue de sens la question de l'existence de Dieu. Le terme servait souvent bien plutôt à insulter ceux qui n'avaient pas une conception acceptée ou acceptable de la divinité ou des pratiques admises, la religion étant alors non pas une affaire privée, mais une question publique et de société. L'usage du terme « athée » était donc souvent de l'ordre de l'invective servant non seulement à disqualifier l'adversaire, mais aussi et surtout à montrer par contraste que l'on fait partie du bon camp. Il y a donc des raisons de questionner l'orthodoxie de ceux qui apostrophent régulièrement de la sorte leurs adversaires.

Mais ce qui est peut-être encore plus marqué et plus éloigné de nos conceptions, c'est le fait qu'à l'époque l'accusation d'athéisme avait une charge morale extrêmement forte. Alors qu'aujourd'hui, le terme d'athée signifie une prise de position à l'égard de l'existence d'un Dieu, il en allait tout autrement dans les siècles passés. Il signifiait alors avant tout « pervers », car même les doctes imaginaient difficilement que l'homme puisse bien se comporter hors de toute référence à un Dieu ou, plus exactement, à une loi morale imposée par la croyance en Dieu. Cela explique pourquoi il était si rare alors de se déclarer athée. Non seulement les circonstances extérieures pouvaient valoir de gros problèmes à celui qui se serait déclaré athée, mais il aurait aussi fallu qu'à ses propres yeux comme à ceux d'autrui, il assume la connotation de perversion. Il s’ensuit souvent une dissociation : le terme athée est abandonné même par ceux qui développent des conceptions du monde dont la divinité est absente ou de façade.

brueghelBruegel l’ancien, Parabole des aveugles (copie par Pierre Bruegel le Jeune, vers 1630, Musée du Louvre). Privés de guide, les non-croyants ne peuvent que chuter.

Mais il ne faudrait pas non plus négliger les facteurs externes. L'athéisme n'est en effet pas seulement socialement mal vu, il est aussi condamné. Sous l'Ancien Régime, l'athéisme est considéré comme un crime de lèse-majesté. Cela se comprend si l'on pense que les monarchies sont généralement de droit divin ou considérées comme telles, Dieu dictant sa volonté en décidant, par la naissance, de la personne qui va accéder au pouvoir. En outre, l'Inquisition est particulièrement présente et active dans la plupart des pays catholiques.

L'idée que les modernes n'avaient pas les outils conceptuels pour concevoir un monde athée, quoique répandue, est peu pertinente. En effet, d'une part, cela revient à les considérer a priori comme particulièrement idiots, puisque incapables d'utiliser la négation lorsque certaines idées sont en jeu. Et, d'autre part, cela n'a guère de sens après la Renaissance, puisque le retour aux auteurs de l'Antiquité – dont plusieurs, comme Épicure, avaient une vision athée du monde, dans la mesure où les dieux ne s'occupaient pas des affaires des hommes – les mettait face à de telles pensées.

Plutôt que de considérer les penseurs modernes comme incapables de penser le monde sans référence pertinente à un Dieu, ne serait-ce pas nous, qui, aujourd'hui, avons du mal à penser les modernes aussi actuels ? Autrement dit, n'éprouvons-nous pas des difficultés à remettre en cause les enseignements qui nous ont été transmis ? Une des difficultés à considérer des penseurs modernes athées – au sens actuel du terme – tient certainement au fait qu'ils font régulièrement référence à Dieu et à la Bible. Mais une simple contextualisation nous apprend que, si aujourd'hui une telle manière de s'exprimer est signe dans le monde occidental, d'une foi profonde, un tel mode d'expression est quasiment imposé par l'époque non seulement pour se protéger des accusations d'athéisme, mais aussi pour se faire entendre des lecteurs croyants. Or, il serait absurde de réduire l'athéisme à la non-utilisation du terme de Dieu et, partant, de qualifier de croyants tous ceux qui font référence à Dieu, sans analyser plus profondément l'importance que Dieu joue dans leur conception du monde.

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