L'athéisme n'a pas été inventé au 19e siècle

Un autre obstacle tient sans doute aux techniques de l'historiographie moderne. Celle-ci, en effet, nous enseigne l'objectivité et l'importance des preuves. Cela a pour conséquence de nous faire négliger tout ce qui n'est pas littéral. Or, étant donné les conditions socio-politiques de l'époque, il est logique que les auteurs aient présenté leurs visions athées non seulement en se référant à Dieu ou à la Bible, mais aussi en équivoquant. Les stratégies de dissimulation étaient presque indispensables pour exprimer certaines idées à une époque où, rappelons-le, la liberté d'expression et de croyance n'est pas de mise.


Antonio Corradini, Pudicizia, 1752

corradiniNous nous sommes donc intéressés à ces recours à l'ambiguïté. Le voilement avait autant pour but de cacher que de révéler, exactement comme dans cette statue d'Antonio Corradini, La Pudeur, qui révèle peut-être d'autant mieux les formes du modèle qu'un plissé transparent les recouvre.

Il y avait toutefois bien d'autres manières de prôner l'athéisme, que ce soit dans la clandestinité, à travers la pseudonymie, la publication posthume, etc. Ainsi, l'ouvrage présenté ici comprend deux parties : l'une sur l'athéisme voilé, l'autre sur l'athéisme dévoilé. Mais, comme le montre l’œuvre si impudique de Corradini, la distinction entre le voilement et le dévoilement est moins radicale qu'il n'y paraît à première vue.

Dans le contexte religieux, l'action de voiler consiste avant tout à couvrir d'un tissu ce qu'il est honteux de laisser voir. On imagine ces statues habillées après coup ou ces peintures partiellement retouchées, afin de préserver la pudeur de la nudité trop explicite. Dans le contexte social, le voile fait plutôt référence à des cérémonies d'inauguration. L’œuvre est alors entièrement couverte pour préserver non plus la pudeur, mais l'effet de surprise. L'attention tout entière est ainsi portée vers le moment du dévoilement et le voilement ne vaut pas en soi et n'a d'autre but que de permettre le dévoilement. L’œuvre n'est aucunement modifiée par le voile, lequel est de nature accidentelle et provisoire. Il en va tout autrement dans le cas de la statue de Corradini, dont on ne pourrait ôter le voile sans la dégrader fondamentalement.

Dans quel sens faut-il comprendre les notions de voilement et de dévoilement appliquées à l'athéisme à l'époque moderne ? Faut-il imaginer qu'une telle vision du monde a été codée par des auteurs ne pouvant exprimer leurs conceptions ouvertement et qu'il s'agit, par conséquent, de découvrir le code pour faire apparaître leurs pensées dans toute leur lumière ? Faut-il plutôt considérer que la divulgation risque de détruire foncièrement l’œuvre, conçue originairement pour révéler les idées à travers le filtre des mots et des dissimulations, filtre qui donne à voir autant qu'il ne soustrait au regard, de sorte que le travail des interprètes en devient quasiment impossible ?

Il existe peut-être encore un autre sens du voilement et du dévoilement, qui conviendrait mieux à l'athéisme. En effet, on peut aussi dire qu'une roue ou qu'une porte est voilée. Dans ce cas, l'objet a été bien plus fondamentalement transformé par le voile que dans le cas de l'habillage pour raison de pudibonderie ou que la couverture placée en vue de l'inauguration, mais il reste possible de ramener l'objet à sa situation première sans pour autant le détruire irrémédiablement. On peut en effet redresser une porte ou une roue et leur rendre leur destination initiale, mais elles garderont cependant la marque de la torsion initiale par une certaine fragilité, de sorte qu'on s'attend à ce qu'elles puissent casser plus facilement qu'un même objet qui n'a jamais été tordu. Ce dernier sens s'applique uniquement aux objets durs et mécaniques. Ainsi, on ne dit pas qu'un livre est voilé, mais plié – un objet souple sera simplement tordu ou plié – et une poutre en bois ou en métal pourra être déformée ou pliée, mais non pas être qualifiée de voilée.

L'athéisme moderne se comprend-il mieux par l'assimilation à ces pièces de mécanisme qu'à ces statues ? En un certain sens. En effet, à l'époque moderne, même l'athéisme dévoilé n'est jamais de l'athéisme pur qui s'affirmerait purement et simplement comme tel. En effet, non seulement le contexte ne le permet pas, mais les connotations morales péjoratives sont toujours présentes, de sorte qu'il reste toujours fondamentalement marqué par le contexte.

Cependant sur un point au moins le concept de dévoilement même en ce dernier sens ne me semble pas adapté à la situation de l'athéisme moderne. En effet, une roue ou une porte qui a été voilée a d'abord été imaginée et construite en dehors de toute torsion. Par contre, cela ne peut être le cas pour l'athéisme sous l'Ancien Régime et, souvent même encore aujourd'hui. En effet, lorsque l'éducation est au départ religieuse, l'athéisme est non seulement une acquisition volontaire, mais il constitue aussi une sorte de rébellion contre l'éducation et le milieu. Aux temps modernes, chacun se voit inculquer la croyance en Dieu et en la religion. Cela signifie que l'athéisme pur ou naturel est alors impossible et qu'il exige à tout le moins un mouvement de transformation, de torsion contraire, pour redresser son esprit et pouvoir penser et vivre sans référence à Dieu. Autrement dit, que les penseurs modernes choisissent de recourir à la dissimulation ou de se servir d'autres stratagèmes pour exprimer leur athéisme, l'athéisme est toujours comme ces mécanismes qui ont été au départ tordus et qu'il s'agit de redresser. Du point de vue des athées, c'est la croyance en Dieu qui constitue une torsion similaire à une porte voilée. Par contre, étant donné la force d'esprit qu'il leur a fallu pour aller à l'encontre de leur éducation et des idées du temps, on ne peut imputer à leur pensée la fragilité qu'on prête aux pièces redressées.

Anne Staquet
Janvier 2014

crayongris2Anne Staquet enseigne la philosophie à l’Université de Mons et est chercheuse associée à l’ULg,  à l’Unité de Philosophie politique et philosophie critique des normes.  Ses principales recherches portent sur la philosophie moderne, et les rapports entre philosophie et littérature. Elle a dirigé deux colloques consacrés à l’athéisme voilé/dévoilé aux temps modernes, ainsi que la publication parue à l’Académie royale de Belgique.

 


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