Présenter l'expression « serious game » comme un oxymore est la marque d'une société qui distingue traditionnellement le temps du délassement de celui de la peine et du labeur.
McDonald's Video Game est un jeu politiquement engagé et parodique, critiquant l'entreprise.
« Vous découvrirez tous les secrets inavouables qui ont fait de nous une des entreprises les plus importantes au monde. » Dès le premier écran-titre, McDonald's Video Game annonce la couleur. Ce jeu parodique est développé par Molleindustria, un studio indépendant italien ouvertement engagé politiquement. Pour convaincre, le jeu met l'utilisateur dans la position du nouveau manager, devant gérer toute une série de tâches : « des pâturages aux abattoirs, de la direction des restaurants au management de la marque… ». Le joueur va vite se rendre compte que pour maximiser les profits et avoir la confiance de la direction, il devra participer à la déforestation pour augmenter la taille des pâturages, tuer ses vaches au premier signe de maladie, etc.
« Récolte des wins & échange-les contre des produits Quick ! ». Le jeu publicitaire (adverdgame) Quick, le goût de la win propose une série de mini-défis : retrouver un hamburger sous une cloche, casser des briques à l'aide d'une balle, etc. Le joueur cumule à chaque gain des « wins », des points, qu'il va pouvoir échanger au fur et à mesure contre des produits. Pour accéder au programme, il doit rentrer certaines données personnelles (nom, prénom, mail, numéro de téléphone) et il sera régulièrement incité à partager ses succès sur son compte et à inviter ses amis à jouer, afin d'augmenter la visibilité de l'application et, par la même occasion, de la marque.
Dans Quick, le goût de la win, l'utilisateur joue pour remporter des produits de la marque.McDonalds Video Game et Quick, le goût de la win sont des « jeux sérieux », plus généralement appelés « serious games ». L'expression désigne un dispositif associant activité ludique et « quelque chose d'autre » : sensibilisation du public à la gravité de la situation au Darfour (Darfour is dying), préparation aux entretiens d'embauches (Jobinlive), vulgarisation de quelques principes de physique (De simples machines), incitation à la grève (Kill Mittal), promotion d’un produit (Playboy the Mansion : Private Party) ou encore propagande américaine pour le recrutement de futurs soldats. C'est le cas du désormais célèbre America's Army, qui met le joueur dans la peau d'un Marine, lui apprend le code d'honneur et l'invite enfin à s'enrôler. En allant du soft power au militantisme associatif, en passant par la formation ou la publicité, le terme « jeu sérieux » recouvre des réalités hétérogènes. Ils existent depuis l'avènement des jeux vidéo – et même bien avant celui-ci sur d'autres supports que le numérique. Mais c'est en 2002 que le terme se popularise et que ses débouchés économiques croissent, à la suite de la sortie d'America's Army et d'une étude universitaire américaine1.
Avec ses 2,35 milliards de chiffre d'affaires au niveau mondial, l'on pourrait croire le phénomène assez anecdotique, face au 70 milliards du marché du jeu vidéo. Mais le jeu sérieux connaît une croissance annuelle de 30 % depuis quelques années, alors que l'industrie du jeu sur console peine à ne pas s'éroder.2
Des débats et des jeux
Parmi les débats qui animent ce milieu et les études s'y rapportant, on notera celui des a priori positifs liés au numérique : l'interaction est censée mieux captiver l'attention du public et rendre plus efficace la transmission du message ou l'apprentissage des adolescents. Pourtant l'efficacité pédagogique des jeux n'est toujours pas certaine, comme le rappelle Xavier De Vega dans Sciences Humaines. Les premières études affichent des résultats plutôt positifs pour l'apprentissage des langues, et plutôt incertains pour les mathématiques, par exemple. Enfin en Belgique, les travaux de Baptiste Campion (UCL) apportent justement des résultats nuancés sur la question.
D'autre part, le jeu sérieux met en évidence certains traits de notre société. Pour l'universitaire Hécate Vergopoulos et le graphiste Charles Boury, la présentation systématique de l'expression « serious game » comme un oxymore est la marque d'une société qui distingue traditionnellement deux temps sociaux : « celui du délassement et de l'improductif du loisir et celui de la peine et du labeur ». Une observation confirmée par la distinction habituelle faite entre les jeux et la « vie ordinaire », mise en exergue par Johan Huizinga3, un des théoriciens classiques du jeu (avec Roger Caillois4 et Jacques Henriot5). C'est donc l'ensemble de ces représentations que le jeu sérieux bouscule.
Dans le champ universitaire, les études sur le jeu étaient d'ailleurs relativement peu nombreuses avant l'arrivée des jeux vidéo et leur légitimation en tant qu'objet d'étude, à laquelle les jeux sérieux ont grandement contribué6. L'on est alors en droit de se demander si ce n'est pas justement parce que cet objet nous fait entrer dans une logique « de l’efficacité d’un temps libre » dans lequel « on ne perd pas son temps » qu'il a aidé le jeu vidéo dans l'obtention de ce statut d'objet de recherche légitime. Il s'agirait alors d'une prolongation dans le milieu de la recherche de ce dénigrement de l'amusement, du jeu, du futile7.
Enfin, les jeux sérieux portent l'espoir de continuer la gamification (ludification), à savoir le portage de mécanismes ludiques vers d'autres secteurs. Du travail au jogging, toutes les activités humaines ou presque pourraient ainsi faire l'objet de règles du jeu avec des buts et des récompenses. Les productions devraient alors être plus hybrides que jamais, à l'instar de Fort Mc Money14. Ce « jeu documentaire » réalisé par David Dufresne en collaboration avec (notamment) Arte et Lemonde.fr est sorti ce 25 novembre 2013. Ce webdocumentaire ludique prend place dans une ville du grand nord où l'industrie du pétrole est reine, et demande à l'utilisateur de prendre position. On peut notamment décider quelles questions poser aux personnes rencontrées, débattre avec d'autres internautes, voter des lois, augmenter ses « points d'influence », le tout dans un environnement régulièrement modifié selon les actions des joueurs.8
Pierre-Yves Hurel
Décembre 2013
Pierre-Yves Hurel est doctorant en Arts et Sciences de la Communication, à la faculté de Philosophie et Lettres de l'ULg. Il réalise une thèse sur les différentes formes de récits interactifs (jeux vidéo, webdocumentaires, films interactifs, etc.)
Pour aller plus loin :
- Julian Alvarez et Damien Djaouti, Introduction au Serious Game, éditions Questions Théoriques, 2010.
- Le site enseignement.be de la FWB a consacré plusieurs articles à ce sujet.
- La base de données Serious Game Classification recense plus de 2800 titres.