«Si eux se permettent d'assassiner, pourquoi ne pourrais-je pas faire un dessin ?»

Au-delà des frontières, le chat aussi !

willis2Depuis le début de la révolution, Willis From Tunis porte un regard féroce sur l’actualité tunisienne. Cependant il observe aussi la manière dont ces émeutes sont perçues de par le monde, notamment en France. Le revirement des politiciens français aux premiers moments de la révolution a été une source inépuisable de railleries. « J’ai été extrêmement choquée par  la ministre française des affaires étrangères Michèle Alliot-Marie qui proposait d’envoyer en Tunisie le savoir–faire des forces de sécurité françaises, pour régler des situations sécuritaires de ce type. Choquée aussi qu’une société française vende, avec tous les agréments des ministères concernés, à Ben Ali des grenades lacrymogènes commandées au plus fort des émeutes. Et puis le revirement à 180 degrés, du jour au lendemain,  pour un soutien à la révolution et à la jeunesse. Ça fait quand même un peu rire. À ce moment-là, pour préserver leurs intérêts économiques,  les occidentaux disaient que Ben Ali était un rempart contre l’islamisme… Actuellement, la France joue encore le même jeu, elle prétend qu’Ennahda est un rempart contre l'extrémisme religieux. Ca me fait encore plus rire. Quand le Président Hollande est venu en Tunisie en juillet faire son discours devant l'assemblée, il parlait d’un « Islam soluble dans la démocratie ». Je n’ai toujours pas compris ce qu’il voulait dire par là, sachant que l’opposant Chokri Belaïd2 s’est fait assassiner une semaine plus tard, abattu vraisemblablement avec une arme exclusivement utilisée par le personnel du ministère de l’intérieur. C’est toujours le même petit jeu, qui tente de nous faire croire que ce sont des modérés. Mais il ne faut pas perdre de vue les intérêts économiques. 60% des échanges économiques en Tunisie se font avec la France. Les deux pays doivent donc garder de bons rapports. Alors, autant fermer les yeux sur tout ça » rappelle Nadia Khairi.

De même, l’artiste est toujours restée très active face à des mouvements revendicatifs dans les autres pays musulmans : la lutte des Égyptiens pour la fin de la dictature qui s’est déroulée au même moment qu’en Tunisie, ou plus récemment les émeutes en Turquie. Willis From Tunis a apporté son soutien et n’a pas hésité à pointer du doigt les discours qui se répètent dans le cas turc :  « Quand je vois que le premier ministre turc Reccep Tayyip Erdogan considère le Cheikh Rached Ghannouchi comme un maître et s’inspire de ses écrits, je suis touchée. On constate en Turquie la même hypocrisie qu’il y a chez nous. Un pays soi-disant laïc, soi-disant démocratique, mais si on gratte un peu la surface... c’est exactement la même chose. Quand j’ai vu les soulèvements, je suis restée 24h sur 24h devant  mon écran de télévision, je trouvais cela magnifique parce qu’il y a eu énormément de créativité, de très belles choses, des moments très difficiles aussi, évidemment. Donc j’ai soutenu complètement ce mouvement, parce que je suis du côté de ceux qui combattent pour la liberté. » 

Toujours une affaire de liberté 

willis3Si la lutte pour les droits de femmes, pour la laïcité, la justice sociale et l’évolution économique doit continuer, la liberté d’expression reste un des points fondamentaux à défendre en Tunisie. Les nouvelles qui arrivent du pays ne sont pas réconfortantes, des artistes, des chanteurs, des journalistes se font incarcérer, accusés de blasphème, de trouble à l’ordre public, etc. ou pour le seul fait de s’être exprimés en public sur des sujets qui fâchent. « Il ne se passe pas une semaine sans qu’on n’arrête quelqu’un pour avoir fait usage de sa liberté d’expression. Au début, c’était des gens du milieu artistique, puis peu à peu ça s’est approché de notre entourage direct, et là on commence à ressentir une angoisse... Il y a de plus en plus de personnes qui sont menacées, qui sont ajoutées à la liste de ceux qu’il faut éliminer. D’un côté ceux qui ne sont pas très connus se retrouvent devant les tribunaux. Quant à ceux qui sont connus médiatiquement et qui ont un relais à l'extérieur, ceux-là sont menacés de mort » se lamente la caricaturiste. « En ce qui me concerne, je suis  tellement prise par ce que je fais que je ne me pose plus la question des risques que j’encours : je réagis, je produis des choses parce que si on s'arrête, on a perdu. On est en danger, on sait que c’est une prise de risque mais on ne peut pas faire autrement. Il y a eu tellement de morts, tellement de souffrances, tellement de tortures, tellement d’emprisonnements... pour cette liberté... J’aurais honte de m’arrêter là, je ne pourrais plus me regarder dans un miroir. »

Dans la rue, la sensation est tout autre, les gens ne voient pas la liberté d’expression comme l’objectif principal de la lutte. « Parler c’est très bien, mais ça ne me donne pas à manger, cela ne nettoie pas les rues, ça ne ramène pas les touristes, etc. » me disait il y a deux mois un vendeur dans un magasin du centre de Tunis. Et il n’est pas rare d’entendre ces commentaires. Pourtant, la liberté d’expression est à la base de beaucoup plus de libertés qu’ils ne le pensent. « Ils disent que la liberté d’expression c’est secondaire comme lutte, que leur problème principal c’est qu’ils ont faim, paraphrase Nadia Khairi. Moi, je réplique qu’aujourd’hui, ils ont le droit de le dire, qu’ils ont faim. Avant, ils avaient faim, mais ils ne pouvaient pas en parler, ils ne pouvaient pas le faire savoir, faire un sitting, manifester, rien du tout ! Aujourd’hui grâce à la liberté d’expression, ils peuvent exprimer ce qu’ils ressentent, interpeller les dirigeants et faire savoir qu’ils veulent avoir de quoi manger, que les rues soient propres et sûres, dénoncer la corruption... Avant, on ne pouvait pas ! Sans liberté d’expression, tout les autres droits, on ne peut pas les revendiquer ! » C’est ce type de discours que tient Nadia Khiari face à tous ceux qui ne voient pas le danger de perdre la liberté de s’exprimer.  Elle leur rappelle que s’il y a des gens qui continuent à être incarcérés pour le simple fait d’avoir dit ce qu’ils pensaient, c’est parce que la liberté d’expression est plus dangereuse pour le pouvoir en place.  En s’exprimant, les peuples s’éveillent aussi.

Marta Luceño Moreno
Décembre 2013

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Marta Luceño Moreno est journaliste indépendante et poursuit des recherches doctorales sur la mise en scène et la médiatisation de la révolution arabe.

 

 

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