«Si eux se permettent d'assassiner, pourquoi ne pourrais-je pas faire un dessin ?»

Mandela, Morsi, Ghannouchi, la police, la troïka ou les extrémistes, personne n’est à l’abri de l’humour grinçant, décalé et revendicatif de Willis From Tunis. Le chat imaginé par Nadia Khiari commente quotidiennement les événements nationaux et internationaux qui attirent son attention. Dans une Tunisie en transition politique et sous le joug des islamistes au pouvoir, la politique, saupoudrée des questions économiques, sociales et religieuses est le thème vedette de ses dessins.

La venue à Liège en septembre 2013 de Nadia Khiari, pour recevoir les insignes de docteur honoris causa de l’Université de Liège, nous a donné l’occasion de revenir sur son travail. 

Willis From Tunis est né le 13 janvier pendant ce qui serait le dernier discours de Ben Ali. Ultime  tentative de rester au pouvoir, le dictateur promettait au peuple tunisien la liberté d’expression. Nadia Khiari, professeure à l’Institut des Beaux-Arts de Tunis, a relevé le défi en créant le chat Willis, à travers lequel elle voulait s’exprimer librement sur ce qui arrivait à son pays. « J’ai toujours fait des dessins humoristiques pour amuser ma famille, mes amis, mon entourage... mais je n’avais jamais fait du dessin politique, je n’avais jamais touché à la politique. C’est le discours de Ben Ali qui a déclenché ça en moi, le 13 janvier. Je me suis dit « ok, voyons ça ». Je suis tout de même restée anonyme. Je dessinais déjà ce chat –  c’est mon vrai chat et il s’appelle vraiment Willis –  avec ses bêtises de chat mais le premier chat « politisé » que j’ai dessiné c’était Ben Ali. Après, je l’ai gardé comme personnage, comme une sorte d’avatar, pour exprimer ce que je ressentais, ce je vivais chaque jour, sur un ton qui mêle satire, dérision et humour noir » explique-t-elle.

Le choix du chat comme avatar n’est pas anodin. Inapprivoisable et indépendant, le chat se prête bien à la satire et à l’humour noir : « Je pourrais représenter des humains, mais quand je dessine mes chats, je leur donne la tête des politiques. De plus, j’aime bien le chat comme symbole, c’est un animal indépendant, qu’on ne peut pas contraindre à obéir. On ne peut pas lui donner des ordres comme « assis, couché, viens... ». J’aime bien ce côté assez sauvage et libre de l’animal. En plus, dans le mouvement libertaire, anarchiste, le chat est souvent représenté et je me suis dis que ça collait bien avec ce que j’avais envie de faire passer ». Dans ses dessins, Nadia Khiari aborde des questions quotidiennes : « Mes dessins sont souvent liés à la vie de tous les jours, dit-elle, à mes conversations, etc. » Cependant la politique s’impose avant d’autres sujets car la Tunisie est en plein changement et des questions très importantes se décident chaque jour. « Nous sommes en plein chantier, en pleine construction. Donc, tout ce qui est  politique est important. C’est normal que j’en parle parce que cela fait partie de ma vie, de mon avenir, de l’avenir des enfants et quand j’entends des absurdités et que je vois comment le système d’avant est en train de reprendre vie actuellement, sous une autre forme, je suis choquée. En général, je trouve mon inspiration dans les absurdités que je vois, ce qui me choque, ou m’indigne... je ne peux pas m'empêcher de le dénoncer ».

Femmes et pouvoir

willis1Un des thèmes clés de ses dessins est le statut de la femme. En tant que femme mais aussi en tant que Tunisienne, le traitement politique de la question des femmes tunisiennes la révolte. Le parti au pouvoir, l’Ennahda, tente de réduire leurs droits de façon très ouverte. Leurs discours, quoique souvent assez « drôles », sont truffés d’attaques frontales contre la femme tunisienne et son statut. « Le parti qui est actuellement au pouvoir utilise un langage populiste qui conforte les machistes dans leurs convictions. Par exemple, le leader du parti Ennahda affirme que les femmes sont responsables du chômage en Tunisie, parce qu’elles prennent le travail des hommes. (Ils sont vraiment très drôles, ils me font de la concurrence !) Forcément, quand j’entends cela ou d’autres discours qui présentent les femmes comme des « êtres inférieurs », par exemple, je suis évidemment heurtée, puisque je suis une femme. Mais je connais aussi beaucoup d’hommes que ça dérange, parce qu’ils ont une sœur, une femme, une mère, une fille... ». L’indignation s’est encore accrue quand on a voulu considérer la femme comme un « complément de l’homme »1 dans la Constitution.

On pourrait y voir une dérive religieuse, mais il y a d’autres objectifs derrière cette attitude : il pourrait s’agir d’une technique de division de la population et de renfermement des femmes pour empêcher désormais leur participation à la vie politique et sociale dans laquelle elles ont été et sont toujours très actives, comme l’explique Nadia Khiari : « On est dans une société patriarcale, mais d’un autre côté les femmes en Tunisie sont très fortes, elles ont obtenu le droit d’être indépendantes et on veut le leur enlever, parce qu’Ennahda voit très bien que les femmes sont les premières à se mobiliser et premières à sortir dans la rue, à être sur le front et à défendre leur liberté, et tous les droits de manière générale. Ils savent très bien qu’elles représentent une force d’opposition non négligeable. Les femmes sont beaucoup plus diplômées que les hommes, elles sont médecins, avocates, etc. Et si on veut régner sans problème il faut éliminer cette opposition, en réduisant la femme à simple complément de l’homme ».

Cependant, comme dans toute société patriarcale, l’effort doit être fait de deux côtés : les hommes doivent accepter que les femmes soient leurs égales, mais surtout les femmes doivent y croire et agir en conséquence. « Les premiers avec qui je me bats pour cette cause, c’est les femmes ! Ce ne sont pas les hommes. Il faut faire comprendre aux femmes qu’elles ne doivent pas se soumettre, qu’elles ne doivent pas éduquer leurs enfants en reproduisant les stéréotypes sexistes. C’est comme ça que ces idéologies vont perdurer. »

Religion, la soupape

L'ingérence de la religion dans la vie politique est mal vue par les Tunisiens, car les revendications à l’origine de la révolution sont désormais enterrées sous des questions religieuses. « La révolution, ses mots d’ordre et ses causes étaient d’ordre socio-économique. Ce qui a révolté le peuple, c’est la misère et le chômage. Pas une seule fois je n’ai entendu parler de religion dans les manifestations. Ces idées-là sont venues à partir du moment où le parti Ennahda a pris de l’ampleur. Ils ont complètement détourné les raisons socio-économiques vers un débat religieux. C’est un excellent moyen de détourner l’attention des vrais problèmes : on va parler de religion, on va parler de blasphème, on va parler du sacré, des bons et des mauvais musulmans... tu es un bon musulman, tu adhères à Ennahda, si tu n'adhères pas, si tu y es opposé, tu es un mécréant, tout simplement. »

Critiquer ces questions religieuses dans des dessins, comme le fait Nadia Khiari, peut s’avérer très dangereux en Tunisie de nos jours : on s’expose à des menaces de morts, des incarcérations, des amendes, etc. Malgré la peur, des artistes, journalistes, politiciens et autres continuent à dénoncer l'hypocrisie autour de la religion et autour du pouvoir en place. « S’ils voulaient m’accuser d’apostasie ils l’auraient fait depuis longtemps, ils auraient même fabriqué des preuves bidon, ils n’ont pas besoin qu’on commette une faute pour nous accuser de cela »  affirme Nadia Khiari. L’affaire des caricatures du Prophète a marqué les esprits occidentaux. On a bien compris qu’on ne peut pas rire de l’Islam. Cependant les caricaturistes, les écrivains et autres artistes ou penseurs tunisiens ont toujours exprimé leur ressenti à propos de la religion : « Depuis toujours dans mon pays on se moque de plein de tabous : il y a le tabou sexuel, le tabou religieux…. On a besoin d’une soupape, on a besoin de tourner en dérision même des choses sacrées. Cela ne veut pas dire qu’on les respecte pas, cela ne veut pas dire qu’on s’en moque. Mais c’est humain de vouloir plaisanter et rire de ce qui nous préoccupe. Moi je me moque de l'hypocrisie de ceux qui observent le jeûne alors qu’en même temps, ils volent, mentent... Dans un de mes dessins, le chat demande au leader d’Ennahda si ce n’est pas trop dur de jeûner.  Ne pas manger, ne pas boire, ne pas fumer... ce n’est pas très difficile, c’est ne pas mentir qui est vraiment compliqué ! » affirme la professeure avec un regard moqueur. « En plein mois de Ramadan, un assassinat politique a eu lieu. On a tué quelqu’un en plein ramadan. Si eux se permettent d'assassiner pourquoi, moi, ne pourrais-je pas me permettre de faire un dessin ?»

 

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