Entre Références et Irrévérence : 20 ans de bandes dessinées made in Vertigo

Écrire (d’) après

Si, comme Round le suggère, Vertigo devient rapidement l'un des principaux représentants des comics gravitant autour de l'orbite «littérature» dans le champ de la bande dessinée américaine, ce n'est pas uniquement pour des raisons de formats, d'auteurs, ou de styles. Les premiers titres du label mentionnés ci-dessus sont aussi et avant tout des réécritures en ce sens qu'ils adaptent et transforment des personnages déjà existants bien que parfois oubliés ou peu connus de l'univers DC. Ces réécritures sont pourtant loin d'être de simples imitations nostalgiques. Tous les titres ayant lancé le label, et peut être plus particulièrement Swamp Thing et Sandman, s'écartent foncièrement de leurs hypotextes en réarticulant les personnages de ces derniers dans de nouveaux contextes génériques, tout en mettant en exergue de nombreuses références intertextuelles. Dans son run sur Swamp Thing par exemple, Alan Moore ne présente plus seulement la créature du marais comme un monstre effrayant qui anime les pages d'un comic d'épouvante mais bien comme un être vivant en osmose avec la nature, une sorte de superhéros écolo attentif aux attaques de l'homme contre ce que le personnage désigne comme « The Green ». Par ailleurs, selon Colin Beineke, les illustrateurs ayant collaboré avec Moore sur ce titre – notamment Stephen Bissette et Rick Veitch – dépeignent le personnage dans la tradition folklorique du « Green Man3 ». Dans une veine similaire, le Sandman de Neil Gaiman et al. retient peu du comic éponyme du duo Jack Kirby et Joe Simon des années 1970. Alors que le héros de cette dernière série présente un personnage protégeant les enfants de leurs cauchemars, le Sandman de Gaiman  et al. est une personnification anthropomorphique du rêve qui n'hésite pas à manipuler la psyché des humains à des fins personnelles. Ainsi, l’hypertexte de Gaiman nous plonge dans un univers onirico-fantastique et gothique où le Sandman n’hésite pas à mettre les humains en face de leurs pires cauchemars grâce à une simple poignée de sable.

sandmanswampSans s’attarder sur le propos, le lecteur aura compris que Swamp Thing et Sandman sont non seulement des hypertextes d’anciens comics de DC mais qu’ils développent aussi de nombreuses autres relations intertextuelles en explorant notamment différentes traditions folkloriques. De manière plus importante peut-être, il est intéressant de souligner que l’intertextualité telle qu’elle est articulée au sein des séries ayant lancé le label a conféré une cohérence et une crédibilité au projet éditorial de Vertigo. Ces titres ont en effet ‘cadré’ le projet Vertigo dans les lignes de ce que l’on pourrait appeler la réécriture, ou encore l’écriture (d’) après.

Les réinterprétations de personnages et/ou de séries issus de l’univers DC au sein du catalogue Vertigo, par exemple, sont en effet légion et ne se limitent pas aux premiers titres du label. Entre autres exemples, on pourra notamment citer les multiples reprises Vertigo du titre Unknown Soldier, dont la plus récente (2008-2011) décrit les dilemmes moraux d’un médecin devenu ‘soldat inconnu’ malgré lui, suite à la guerre civile faisant rage dans son pays, l’Ouganda. On pensera aussi à la série Army@Love (2007-2008) qui propose une vision satyrique des comics de guerre en s’inspirant du titre Our Army at War, ou encore à la mini-série Uncle Sam (1997) qui allégorise l’histoire culturelle américaine en présentant un Oncle Sam doutant de l’idée même du rêve américain, un personnage donc bien différent du superhéros éponyme ayant animé les pages de la série Freedom Fighters et avant elle, celles des National Comics.

VincipoeLe « second degré »4 des bandes dessinées publiées par Vertigo ne se limite cependant pas à un recyclage des archives de l’univers DC. De nombreux titres réinterprètent, par exemple, la vie et/ou l’œuvre de certains écrivains et personnages historiques (In the Shadow of Edgar Allan Poe [2003], Chiaroscuro : The Private Lives of Leonardo da Vinci [1995-1996]). Le catalogue du label compte aussi plusieurs révisions de textes de la littérature (canonique) : The Nobody (2003) propose une version moderne du célèbre classique Invisible Man de H.G. Wells, The House on the Borderland (2004) est une adaptation graphique du roman éponyme de William Hope Hodgson, le récent titre Prince of Cats (2012) réinvente l’histoire de Tybalt – un des personnages de la pièce Roméo et Juliette de William Shakespeare – dans une version moderne mélangeant références hip-hop et culture samuraï. Certains épisodes de la série Sandman s’en prennent aussi au dramaturge britannique en proposant des réécritures des pièces Le songe d’une nuit d’été et La Tempête.

 

vertigo

fountainDans cette logique de reprise entendue au sens large, on pourra aussi mentionner Greendale (2007) qui transpose sur papier l’histoire de l’éponyme concept album de Neil Young, ou encore les adaptations en bande dessinée des films Django Unchained (2012-) et The Fountain (2005) – choix par ailleurs très en accord avec la poétique de démarcation du label puisque ces films ont tous deux été réalisés par des figures ayant souvent défrayé la chronique et marqué le cinéma américain pour leurs œuvres violentes et subversives, respectivement Quentin Tarentino dont l’esthétique  «trash»  n’est plus à présenter et Darren Aronofsky, notamment réalisateur du controversé Requiem for A Dream (2000).

De manière peut-être plus oblique, l’ethos de réécriture qui caractérise l’identité éditoriale de Vertigo se traduit aussi par de nombreux détournements de genres spécifiques. La série Preacher, par exemple, pousse la logique du Western dans ses retranchements en critiquant le mythe américain de la frontière ainsi que l’idée de  «destinée manifeste» chère non seulement aux premières générations de colons Puritains, mais à toute une culture pionnière fervente d’idéaux de réinvention et de régénération – deux des thèmes de prédilection qui animent bon nombre de discours, notamment présidentiels, centrés sur l’identité nationale américaine5. La série Fables ainsi que ses nombreux spin-offs Jack of Fables (2006-2011), Cinderella (2010 et 2012), et Fairest (2012-) réarticulent des personnages de contes de fée dans des contextes contemporains du monde réel. Ce faisant, ces séries portent un regard critique sur la logique sexiste de certains contes mais aussi sur l’assainissement historique subi par le genre, notamment aux mains des frères Grimm ou encore de Walt Disney. D’autres genres tels que la science fiction, le récit d’anticipation, la fable politique, la fiction détective, le polar, le fantastique, ou encore le réalisme magique sont eux aussi revisités de manière plus ou moins subversive et/ou mélangés à d’autres genres à travers des titres comme A.D.D (2012), Y : The Last Man, Sweet Tooth (2009-2013), DMZ (2005-2012), Incognegro (2008), 100 Bullets (1999-2009) et The Exterminators (2006-2008), Cairo (2007), et Air (2008-2010) pour n’en citer que quelques-uns. 



3 Beineke, Colin. « ‘Her Guardiner’: Alan Moore’s Swamp Thing as the Green Man », ImageTexT: Interdisciplinary Comics Studies [en ligne ], 2011, n° 5.4 [consulté le 23 juillet 2013]. URL<http://www.english.ufl.edu/imagetext/archives/v5_4/beineke/>.
4 Ce terme fait évidemment référence  à un classique de la théorie littéraire Palimpsestes : La littérature au second degré, de Gérard Genette,  (Paris : Seuil, 1982), mais renvoie aussi à un ouvrage du théoricien et historien de la bande dessinée Thierry Groensteen qui s’inspire du travail de Genette dans son plus récent Parodie : La bande dessinée au second degré (Paris : Skira/Flammarion, 2010).
5 La célèbre campagne présidentielle de Barack Obama « Yes, We Can » s’inscrit indubitablement dans cette logique, au même titre que l’optimisme débordant dont Ronald Reagan faisait preuve dans ses discours, ou encore la similaire rhétorique post-9/11 de George W. Bush, notamment à travers le célèbre « We will not tire, we will not falter, and we will not fail » (Nous n’abandonnerons pas, nous ne faiblirons pas, et nous n’échouerons pas [ma traduction]).

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