Entre Références et Irrévérence : 20 ans de bandes dessinées made in Vertigo

Vertigo est une filiale de l’éditeur mainstream américain de bandes dessinées DC Comics, maison qui abrite entre autres les célébrissimes super-héros Batman, Superman et Wonderwoman. Depuis 1993, date de la création de Vertigo, le label produit des comics destinés à un public qu’il décrit comme  «adulte». Beaucoup de ces comics, dont les séries Sandman (1989-1996), Preacher (1995-2000), Hellblazer : John Constantine (1988-2013), Y : The Last Man  (2002-2008) ou encore Fables (2002-), sont devenues des œuvres quasi-incontournables pour la plupart des amateurs de bande dessinée made in US. Le label souffle ses vingt bougies cette année, l’occasion de revenir sur l’histoire de l’ imprint, son identité, et quelques-unes de ses politiques éditoriales.

Des «comics pour adultes»

codePrécisons avant tout que la mention «public adulte» n’est pas ici synonyme d’érotisme ou de pornographie. Cette désignation est en fait la conséquence de deux phénomènes socioculturel et institutionnel étroitement liés. L’adoption de ce terme par les acteurs du secteur est d’abord sans doute un des effets directs du Comics Code Authority, un organisme d’auto-censure créé par l’industrie dans les années 1950 en réponse à l’anxiété du Sénat et du grand public américains quant aux liens probables entre, notamment, le caractère violent de certaines bandes dessinées d’une part, et la corruption des valeurs morales de la jeunesse américaine, ainsi qu’a fortiori, la délinquance juvénile, d’autre part1. Bien que l’influence du Comics Code se soit estompée au fur et à mesure des années – le dit Code a notamment été sujet à de nombreuses révisions –, celui-ci a eu une influence considérable sur la production mainstream de comics américains. Les gros éditeurs ont en effet été « victimes » de leurs propres restrictions thématiques et esthétiques pendant longtemps. Au regard de cette histoire spécifique, la notice « suggested for mature readers » qui apparaît sur les bandes dessinées publiées chez Vertigo peut donc se lire comme une sorte d’avertissement prévenant le lecteur d’un certain contournement du Code. Mais cette notice est aussi une prise de position, une réaction aux limites normatives de l’industrie. Si le Code a freiné le développement créatif du comic book, il a aussi contribué à la perpétuation de l’idée que la bande dessinée serait avant tout destinée à un jeune public. A fortiori,  le Code a renforcé le manque de légitimité culturelle de la forme, souvent dénigrée en raison d’un malheureux amalgame entre bande dessinée, jeunesse, et culture de masse/culture populaire. En se définissant comme un label proposant des comics pour un public « mature » et « adulte », Vertigo adopte donc une politique de démarcation par rapport à cette association entre bande dessinée et jeune public d’une part mais prend aussi ses distances par rapport aux restrictions créatives du Comics Code d’autre part.

Subversion et démarcation

Cette volonté de démarcation s'illustre, par exemple, sur les couvertures de plusieurs ouvrages promotionnels du label, à savoir Vertigo : First Taste (2005), Vertigo : First Offenses (2005), et Vertigo : First Cut (2008). Les trois titres de ces couvertures qui évoquent une dose concentrée de violence ainsi que les visuels qui leur sont associés reflètent clairement l'attitude subversive et ironique que Vertigo entretient par rapport aux restrictions thématiques initiées par le Code. La couverture de First Taste thématise la surconsommation de la violence. Tout en rendant hommage à l’esthétique du Pop Art, elle aborde la marchandisation du sang et fait écho aux nombreux personnages vampiriques qui animent plusieurs titres issus du catalogue de Vertigo comme Bite Club (2004), Blood and Water (2003), et Preacher, ou encore la plus récente série American Vampire (2010-) qui, bien qu'ayant débuté après la sortie de First Taste, s'inscrit sans équivoque dans la démarche « hémo-nostalgique », voire « hématophile » du label. Dans une logique similaire, la  couverture de First Offenses dépeint sur un fond rouge écarlate un détenu menotté qui fait symboliquement allusion à l'emprisonnement normatif dont les comics mainstream ont été victimes suite à la création du Code. En outre, elle rappelle aussi le caractère dissident du label. Enfin, la couverture de First Cut montre une pellicule cinématographique coupée à l’aide d’une lame de rasoir, une image qui symbolise sans nul doute la prise de distance extrême que Vertigo souhaite prendre par rapport aux genres populaires du cinéma et à leurs codes spécifiques dont l'industrie mainstream a usé et abusé – notamment suite aux restrictions du Code. Enfin, toutes les couvertures de ces comics promotionnels qualifient respectivement le label comme « the most provocative », « the hardest hitting », et « the sharpest », des superlatifs faisant tous explicitement référence à l'attitude irrévérente que Vertigo adopte par rapport aux produits d'une industrie formatée.

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Si ce contournement du Code ainsi que la critique des restrictions artistiques qui en découlent sont visibles sur les couvertures de ces albums promotionnels, c'est parce que, historiquement, les premiers pas de Vertigo dans l'édition de comics mainstream aux États-Unis s'inscrivent dans une logique similaire. Les premiers titres du label et les genres qu’ils abordent reflétaient déjà une volonté de démarcation et, plus précisément, une poétique de subversion, voire de résistance par rapport aux pratiques dominantes de l’industrie mainstream. Alors que les éditeurs comme Marvel et DC, suite aux restrictions du Code, ont longtemps laissé au placard les monstres, fantômes et autres créatures terrifiantes ainsi que, de manière plus générale, les comics de style dark fantasy et d’horreur, c’est précisément ces genres qui animent les premiers textes publiés sous l’égérie Vertigo. Les séries ayant lancé le label – Animal Man (1988-1992), Doom Patrol (1989-1995), Hellblazer, Sandman, Shade the Changing Man (1990-1996), et Swamp Thing (1984-1988) – explorent toutes, bien qu’à des degrés divers, des thématiques telles que la phobie, la dégénérescence, l’effroi, la décadence, le cauchemar, l’abject, l’atrocité, l’épouvante et autres motifs souvent associés à la littérature gothique. Ces titres illustrent aussi la prise de distance que Vertigo adopte par rapport au genre de prédilection de l’industrie mainstream, à savoir le récit superhéroïque. Bien que les personnages principaux des séries mentionnées ci-dessus partagent certaines similarités avec les héros costumés, on est ici bien loin des scènes d’actions frénétiques, d’une lutte manichéenne entre le bien et le mal, ou encore de la glorification du caractère pro-social des héros costumés. Comme l'a noté Julia Round (2010 : 16)2, on s’écarte aussi ici des révisions plus réalistes et du style « grim and gritty » du genre superhéroïque qui jouit d’une certaine légitimité dans les années 1980 avec des textes tels que Watchmen (1986-1987) et The Dark Knight Returns (1986). Round affirme d'ailleurs que les premiers titres du catalogue de Vertigo mettent en avant des réflexions et questionnements qui relèvent plutôt de la méta-fiction, de l’éco-critique, de la mythologie, ou encore de la religion et du mystique (ibid .).

D’un point de vue stylistique, l'analyse de Round montre que Vertigo se démarque du reste de l’industrie en revendiquant aussi un ton et une politique éditoriale littéraires. La narration en prose, parfois ultra-léchée, devient  monnaie courante à travers des auteurs tels que Neil Gaiman (d'ailleurs connu avant tout pour ses romans), Alan Moore, ou encore Grant Morrison. En outre, le label sort ou réédite des comics aux couvertures et formats deluxe qui embrassent la mode du graphic novel et se rapprochent singulièrement du format livre. Enfin, la figure de l’auteur est mise en avant sur les couvertures des ouvrages, au détriment des artistes, coloristes, encreurs, et autres contributeurs.



1 L’ouvrage phare souvent cité comme ayant défrayé la chronique de l’époque est le livre controversé du psychiatre Fredric Whertham : Seduction of the Innocent (1954). Wertham est souvent perçu comme seul responsable du déclin de l’industrie du comic book dans les années d’après-guerre. Pourtant, c’est l’avènement de la télévision qui nuira le plus au marché du comic book américain. Pour plus d’informations concernant l’histoire, l’influence, et les conséquences du Comics Code, on pourra se référer aux ouvrages d’Amy Kiste Nyberg, Seal of Approval : The History of the Comics Code, Jackson : University Press of Mississippi, 1998  et de David Hajdu, The Ten-Cent Plague : The Great Comic-Book Scare and How it Changed America, New York: Picador, 2008.
2 Round, Julia. « ‘Is this a Book?’ DC Vertigo and the Redefinition of Comics in the 1990s ». In Williams and Lyons (dir.). The Rise of the American Comics Artist: Creators and Contexts. Jackson: University Press of Mississippi, 2010, p. 14-30.

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