Archivage et discours mémoriel
Le penchant du label pour la réécriture coïncide inévitablement avec un discours intro- et rétrospectif sur la forme, son histoire, et son manque de légitimité culturelle. En forçant quelque peu les traits, il est possible d’avancer que le «second degré» de Vertigo se décline en trois catégories d’archives qui s’articulent autour de l’héritage de la maison mère (DC), le Gothique, et la tradition des pulps américains. Les deux premières catégories (l’héritage de DC et le Gothique) ont déjà été implicitement explorées préalablement. La troisième (l’héritage des pulps) se traduit entre autres par le goût prononcé du label pour les genres du polar et de la fiction détective à travers de nombreux ouvrages et, de manière plus singulière encore, par la collection Vertigo Crime (2009-2011) qui, comme son nom le suggère, regroupe plusieurs histoires où mystère, enquête, et suspense se côtoient. Par ailleurs, le penchant «pulp» du label s’illustre aussi à travers les recueils de nouvelles graphiques Strange Adventures (2012) et Time Warp (2013), dont les titres font référence à des pulp magazines du début du 20e siècle et à des anthologies de bandes dessinées de science fiction.
Si l’on peut soutenir que ces catégories d’archives fonctionnent comme discours mémoriel sur la forme, son histoire et sa légitimité culturelle, c’est non seulement parce qu’elles (ré)activent la mémoire des lecteurs et/ou collectionneurs de bande dessinée mais surtout, parce qu’elles proposent une autre histoire de la bande dessinée aux États-Unis telle qu’elle est articulée par les éditeurs eux-mêmes aux deux pôles de l’industrie. Si, sans grande surprise, les éditeurs mainstream s’engagent régulièrement dans une démarche mnémonique grâce à leur genre de prédilection – le récit superhéroïque – , les éditeurs et artistes alternatifs américains tels qu’Art Spiegelman et Chris Ware ont tendance, au contraire, à rejeter les genres populaires qui ont animé l’histoire du médium et favorisent plutôt la farce, le picaresque et la tragédie6, ainsi que les références à certains comics strips plus ou moins avant-gardistes du début du 20e siècle, ou encore les hommages aux «Beaux-Arts».
Vertigo, au contraire, met en avant les origines populaires du médium et célèbre la bande dessinée de genre hors récit superhéroïque. Fort de cette logique de commémoration spécifique, le label de DC a tenté d'établir son propre canon tout en contestant l'argument selon lequel la bande dessinée serait « un art sans mémoire7 ». Ainsi, les pratiques d’archivage qui découlent de l’ethos de réécriture du label nous invitent à repenser de manière critique les pratiques de domination et d’exclusion qui animent les discours mémoriels souvent teintés de stratégies d’auto-canonisation des deux pôles du champ de la bande dessinée américaine.
On pourra pourtant se demander si, en 20 ans, le projet éditorial de Vertigo n’a pas pris quelques rides ou, du moins, s’il ne s’est pas essoufflé. La politique de subversion et de démarcation chère au label a sans nul doute un effet centripète qui renferme, voire emprisonne le label dans son propre jeu de références, de réécriture et de relecture de comics pour adultes. En témoigne d’ailleurs la récente couverture de l’anthologie Vertigo Essentials reproduite ci-dessous dans laquelle plusieurs personnages issus de séries du label sont rassemblés dans une bibliothèque – lieu d’archive par excellence – et se donnent à lire leurs propres séries ou d’autres séries ayant fait le succès de l’imprint.
Christophe Dony
Novembre 2013
Christophe Dony est doctorant au sein du département des langues et littératures modernes. Ses recherches principales portent sur la réécriture et l’intertextualité dans la bande dessinée américaine.
6 Selon Charles Hatfield, historien et critique de la bande dessinée américaine, ces trois « mode s narratifs » sont d’ailleurs les plus préconisés par le courant « alternaif ». Cf. Hatfield, Charles .Alternative Comics : An Emerging Literature, Jackson : University Press of Mississippi, 2005.